Vision stratégique des États-Unis vs vision stratégique de la Russie.

Les relations diplomatiques entre les États-Unis et le Russie se sont dégradées au point que beaucoup d’experts estiment qu’elles sont pires que du temps de la guerre froide.

Je ne suis pas loin de penser la même chose.

La Russie s’oppose de plus en plus fermement aux États-Unis [i] depuis plusieurs années et avec la mise en service de ses nouvelles armes performantes, elle ne semble plus craindre un affrontement direct.

Cet affrontement tant redouté par le reste du monde a été évité après l’agression des FUKUS [ii] contre la Syrie le 14 avril dernier mais la menace est toujours bien présente.

On doit sans doute ce répit à l’attitude responsable des exécutifs étasunien et russe qui mesurent les conséquences d’une escalade militaire qui peut dégénérer en une guerre nucléaire dévastatrice pour l’ensemble de la planète.

Il y a cependant des va-en-guerre dans les deux camps qui n’auraient pas hésité à en arriver là et il y a des signes indiquant que les États-Unis veulent renforcer leur puissance de frappe dans la région : le porte-avions USS Harry S. Truman a quitté son port d’attache avec une escorte de cinq destroyers aux environs du 10 avril pour se rendre en Méditerranée. [iii]

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Le porte-avions USS Harry S. Truman est en route pour la méditerranée.

De son côté, la Russie va équiper le Syrie de missiles S-300 et un navire de transport de la marine de guerre russe chargé d’armes pour la Syrie est arrivé au port de Tartous.

On parle aussi de l’arrivée de bombardiers stratégiques russes à la base de Nojeh à Hamedan en Iran. L’Iran finira par comprendre que cela renforcera sa sécurité. Pour le moment, il y a seulement un accord en cas de crise grave mais les Russes préparent la base pour un déploiement rapide de leurs avions.

Tout cela n’indique pas une baisse de la menace militaire.

Le retrait des soldats étasuniens de Syrie.

Le président Trump semble bien décidé de retirer ses forces militaires de Syrie.

Il y aurait au moins 2000 soldats au sol pour le moment. Ils encadrent plusieurs dizaines de milliers de miliciens arabes et kurdes.

La fiabilité de ces miliciens est douteuse et il craint un manque de combativité en cas d’affrontement avec l’AAS [iv] ou avec les redoutables Pasdaran iraniens.

Les soldats étasuniens seraient alors au contact direct avec une force armée bien équipée et largement supérieure en nombre et on peut deviner que les pertes seraient conséquentes des deux côtés.

C’est une situation dans laquelle le président Trump ne veut pas se trouver : son électorat ne le lui pardonnerait pas.

Il cherche une solution de remplacement par des forces arabes mais qui serait prêt à s’enliser dans le bourbier de l’est de la Syrie ?

Cette force bénéficierait d’une couverture aérienne, de renseignements militaires et de l’aide logistique étasunienne.

Mais cette force arabe se trouverait non seulement face à la coalition russo-irano-syrienne mais aussi face aux Kurdes [v] (détestés par les Arabes), aux milices islamistes arabes (FDS) voire aux Turcs dans un environnement hostile où la population locale aspire à revenir sous le contrôle du gouvernement syrien [vi) et où un retour de l’État islamique est toujours possible.

Je ne sais pas quel pays serait prêt à se lancer dans cette aventure et qui va payer les frais mais cela ressemble trop à la vietnamisation de la fin des années soixantes.

Quelle est la vision stratégique des États-Unis ?

L’effondrement de l’Union soviétique à partir de 1989 et de la Russie dans la dernière décennie du siècle dernier ont fait des États-Unis une puissance globale sans rivale que Hubert Védrine a défini comme l’hyperpuissance américaine en 1999.

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Zbigniew Brzezinski

Ce concept de puissance hégémonique avait été avancé par le politologue étasunien Zbigniew Brzezinski en 1997 dans « Le grand Échiquier », un ouvrage de référence pour les dirigeants étasuniens.

De son côté Francis Fukuyama, un autre politologue étasunien, avait déjà publié en 1992 « La Fin de l’Histoire ou le dernier Homme. »

Pour lui, la démocratie (occidentale) et le libéralisme avaient vaincu toutes les autres idéologies politiques. Avec l’adhésion de la Russie de Boris Eltsine au néolibéralisme, il croyait que l’idéal de la démocratie libérale était définitivement réalisé.

Dans ses mémoires, Colin Powell a rappelé qu’il avait presque eu « une rupture d’anévrisme » quand Madeleine Albright l’a mis au défit d’expliquer : « What’s the point of having this superb military you’re always talking about if we can’t use it?«  « Quel est l’intérêt d’avoir cette superbe armée dont vous parlez toujours si on ne peut pas l’utiliser ? » [vii]

Elle mit sa conviction en application en Bosnie et au Kosovo et l’OTAN se mit à bombarder illégalement la Serbie et provoqua le premier conflit international en Europe depuis la Deuxième Guerre mondiale.

George W Bush et ses conseillers néoconservateurs comprirent que le précédent du Kosovo qui avait démontré que personne ne pouvait s’opposer à l’hyperpuissance étasunienne leur ouvrait la voie pour se passer de l’aval du Conseil de Sécurité de l’ONU et ils engagèrent les États-Unis dans de ruineuses guerres au Moyen-Orient et en Afghanistan. Ces guerres interminables épuisèrent les Forces armées des États-Unis et elles détournèrent leur attention de leur principal objectif stratégique qui est d’interdire l’émergence de puissances concurrentes comme la Chine, la Russie, l’Iran ou l’Amérique du Sud.

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Mike Pompeo

Lors de son audition devant le Congrès ce 12 avril, Mike Pompeo, le peut-être futur chef du Département d’État, a fait cette déclaration surréaliste « Les États-Unis sont un pays unique, exceptionnel. La Russie est unique mais pas exceptionnelle. » [viii]

Il convenait ainsi que la politique de changement de régime par d’autres pays que les États-Unis est inacceptable.

Que les autres pays du monde y compris les alliés des États-Unis se le tiennent pour dit : ils ne sont pas considérés comme leurs égaux.

Cette vision exceptionnaliste est profondément ancrée dans l’esprit des dirigeants étasuniens et de la majorité de la population.

Les États-Unis sont convaincus qu’ils ont un rôle quasi messianique à jouer et qu’ils ont pour mission de d’étendre leur modèle au reste du monde.

Il n’y a pas de cynisme dans cette croyance, ils pensent sincèrement que leurs valeurs sont universelles et apportent la prospérité et le bonheur.

L’hégémonie étasunienne repose sur trois piliers : l’ordre libéral mondial, les Forces armées et le dollar.

Ces trois piliers sont non seulement remis en cause par les puissances émergentes mais ils sont aussi ébranlés de l’intérieur par des votes populaires dans le monde occidental et jusqu’au cœur de l’Empire avec l’élection de Donald Trump.

La stratégie actuelle des États-Unis est assez confuse avec une élite politique qui voit un moyen de renforcer la domination des États-Unis dans le libéralisme mondialisé et le président Trump qui a été élu par des électeurs victimes de cette même mondialisation. Sa promesse électorale de s’occuper d’abord des Américains est battue en brèche par l’opposition démocrate et par le justice qui freinent les décisions du président.

Quelle est la vision stratégique de la Russie ?

La Russie se considère comme l’héritière spirituelle de Constantinople et de Rome, deux empires chrétiens qui sont tombés sous les coups des Ottomans et des barbares.

En 1523 -1524, le moine Philothée dans des lettres adressées au Grand Prince de Moscovie qualifia Moscou de Troisième Rome et héritière de la défense de la chrétienté orthodoxe.

Moscou, Troisième Rome

Même si l’empire des tsars ne s’étendit pas vers l’est au nom de la foi orthodoxe, celle-ci joua un rôle important dans la politique russe et auprès de la population russe.

Après la parenthèse communiste et l’effondrement de l’Union soviétique, la Russie renoua avec son héritage orthodoxe et elle entend à nouveau avoir de l’influence dans son étranger proche.

La Russie développe un modèle politique indépendant qui s’écarte du capitalisme ultralibéral tel qu’il se développe en Occident. Elle entend que l’État puisse réguler l’économie et qu’il garde le contrôle des secteurs stratégiques. Elle a l’immense avantage de pouvoir compter pour cela sur d’énormes réserves minières et d’hydrocarbures qui lui assurent de substantiels revenus.

La Russie est un État laïc mais elle s’appuie à nouveau sur le patriarcat pour étendre son influence et pour définir une ligne de morale sociétale en harmonie avec les traditions laïques et religieuses.

La Russie s’écarte ici aussi de la ligne occidentale plus matérialiste et plus libertarienne.

Le retour de la Russie comme puissance concurrente a complètement déstabilisé l’Occident otanisé. La seule parade qui fut trouvée, c’est de sanctionner la Russie pour que son modèle économique échoue mais cela ne fait que davantage la convaincre d’encore plus s’éloigner des institutions internationales contrôlées par les États-Unis et leurs alliés et de finalement devoir renoncer (à contrecœur) à l’utilisation du dollar.

Cette volonté peut être résumée par cette déclaration de Mike Pompéo devant le Congrès : «Nous devons nous assurer que Vladimir Poutine ne réussisse pas.» Il s’agit clairement d’une attaque contre l’économie de la Russie et tout observateur un tant soit peu informé sait qu’il y aura une réplique.

La stratégie russe est avant tout défensive et sa sécurité repose sur la MAD. [ix] La défense de ses alliés historiques fait maintenant aussi partie de sa stratégie ainsi que la garantie de ne plus voir les bases de l’OTAN s’approcher davantage de ses frontières.

La Russie se rapproche de partis européens qui adoptent la même ligne politique nationaliste. [x] Cela est considéré par les Occidentaux comme de l’ingérence parce qu’ils veulent à tout prix étouffer toute doctrine qui mettrait le libéralisme mondialisé en cause.

La Russie a maintenant une vision stratégique claire qui est incarnée par Vladimir Poutine et que les médias mainstream s’obstinent à ne pas prendre en compte.

La boîte de Pandore.

Pandore ouvrit une boîte que Zeus lui avait confiée en lui interdisant de l’ouvrir. Pandore l’ouvrit quand-même par curiosité et tous les maux de l’humanité en sortirent avant que Pandore ne puisse la refermer.

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En provoquant des précédents comme le soutien de l’Occident otanisé à des terroristes, en montant ou en avalisant de fausses attaques chimiques et en intervenant militairement de façon illégale, les FUKUS ont une fois de plus ouvert une boîte de Pandore. [xi]

Cela permettrait un jour à la Russie ou à d’autres pays d’employer les mêmes arguments pour intervenir dans leur étranger proche si elles estimaient que leur sécurité est menacée.

Conclusion.

On ne peut pas comprendre les stratégies étasunienne et russe si on fait abstraction de leurs visions du monde.

Cet article a pour objet d’essayer de donner une clef de compréhension aux lecteurs pour qu’ils ne se place pas que d’un point de vue.

Personne ne sait si les lignes rouges des deux camps ne se toucheront pas un jour et quelles en seront les conséquences. Je pense qu’il est urgent de nouer un dialogue parce que le risque de conflit est réel et il peut avoir des conséquences catastrophiques pour l’humanité.

En attendant, on peut dire que ni l’Occident ni la Russie ne tire un quelconque bénéfice de cette politique de sanctions. Bien au contraire, cette politique affaiblit les deux camps et elle permet à un troisième larron, la Chine, de méthodiquement étendre sa zone d’influence en Asie tout en construisant une alliance stratégique avec la Russie.

Il est extrêmement regrettable que les principaux dirigeants européens n’aient pas une vision stratégique autre que l’alignement sur celle des États-Unis.

La stratégie nécessite une vison et une politique volontariste à long terme et je ne vois rien de tel pour le moment en Union européenne.

Pierre Van Grunderbeek

Notes

i On pourrait aussi dire « le bloc occidental » au lieu « d’États-Unis » mais les autres pays qui forment ce bloc n’ont qu’une autonomie limitée en politique étrangère et sont dépendants des capacités militaires des États-Unis pour leur défense.

ii FUKUS : acronyme pour France – United Kingdom – United States.

iv AAS : acronyme pour Armée arabe syrienne. C’est l’armée régulière syrienne.

v Un article plutôt objectif (ce qui est étonnant) de Jean-Pierre Filiu. http://filiu.blog.lemonde.fr/2017/06/25/le-vrai-visage-des-liberateurs-de-rakka/

ix MAD : acronyme pour Mutual Assured Destruction (Destruction Mutuelle Assurée). C’est une doctrine qui date du temps de la guerre froide et qui est basée sur la dissuasion nucléaire. Elle assure qu’une riposte après une attaque nucléaire détruira symétriquement le pays agresseur.

x Nationaliste est le terme qui qualifie l’individu qui place la nation au-dessus de tout dans sa manière de penser : il met en valeur le sentiment d’appartenir à une culture, une langue, une religion commune ou un patrimoine commun.

xi L’agression de la Serbie par l’OTAN avait déjà servi de précédent pour justifier l’intervention russe en Ossétie du Sud et en Abkhazie.



Articles Par : Pierre Van Grunderbeek

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