Un juge américain autorise les visiteurs d’Assange à poursuivre la CIA pour violation présumée de la vie privée
“Les visiteurs d’Assange à l’ambassade ont subi un préjudice concret et spécifique pouvant être attribué au programme d’espionnage de la CIA, préjudice pouvant être réparé par une décision favorable”.

Un juge fédéral a décidé que quatre avocats et journalistes américains, qui ont rendu visite à Julian Assange, fondateur de WikiLeaks, alors qu’il était réfugié dans l’ambassade de l’Équateur à Londres, peuvent poursuivre la Central Intelligence Agency (CIA) pour leur rôle dans la copie présumée du contenu de leurs appareils électroniques.
Les Américains ont fait valoir que la CIA et son directeur Mike Pompeo, par l’intermédiaire de la société de sécurité espagnole UC Global et de son directeur David Morales, ont “violé leur attente raisonnable en matière de vie privée” en vertu du quatrième amendement de la Constitution des États-Unis.
Richard Roth, avocat des quatre Américains, a déclaré :
“Nous sommes très satisfaits du rejet par le tribunal des mesures prises par la CIA pour réduire au silence les plaignants, qui cherchent simplement à dénoncer sa tentative de mener à bien la vendetta de Mike Pompeo contre WikiLeaks.”
En août 2022, ces quatre Américains ont intenté un procès à la CIA et à Pompeo : Margaret Ratner Kunstler, militante des droits civiques et avocate spécialisée dans les droits de l’homme, Deborah Hrbek, avocate spécialisée dans les médias qui a représenté Assange ou WikiLeaks, le journaliste John Goetz, qui a travaillé pour Der Spiegel lorsque l’organe de presse allemand s’est associé pour la première fois à WikiLeaks, et le journaliste Charles Glass, qui a écrit des articles sur Assange pour The Intercept.
Glass, Goetz, Hrbek et Kunstler ont affirmé qu’on leur avait demandé de “remettre”leurs appareils électroniques à des employés d’UC Global, engagés par le gouvernement équatorien pour assurer la sécurité de l’ambassade.
Le 4 juin, le journal espagnol El País a rapporté que Morales avait un dossier sur son ordinateur portable intitulé “CIA”. (UC Global et Morales ont également été poursuivis par Glass, Goetz, Hrbek et Kunstler).
Le gouvernement des États-Unis a requis le rejet des plaintes contre la CIA et Pompeo. Le juge John Koeltl, du tribunal de première instance du district sud de New York, a accepté plusieurs arguments du gouvernement, mais a refusé de rejeter la plainte relative aux allégations selon lesquelles la CIA aurait copié le contenu d’appareils électroniques, et violé la vie privée des plaignants [PDF].
“Dans un discours prononcé en avril 2017”, a noté Koeltl, “Pompeo a promis que son bureau s’engagerait dans une campagne à long terme contre WikiLeaks. Les plaignants allèguent que Pompeo et la CIA ont recruté Morales pour mener une surveillance sur Assange et ses visiteurs lors d’une convention de l’industrie de la sécurité privée en janvier 2017 à l’hôtel Las Vegas Sands à Las Vegas, dans le Nevada.”
“Peu après son retour de la convention de Las Vegas, Morales a créé une unité opérationnelle et amélioré les systèmes d’UC Global pour mettre en œuvre le prétendu accord avec la CIA. La copie du contenu des appareils électroniques des plaignants faisait partie de ce prétendu accord”.
Koeltl a ajouté : “En outre, les plaignants affirment que les données collectées par UC Global ont été soit livrées en personne à Las Vegas, Washington, D.C. et New York par Morales (qui s’est rendu à ces endroits plus de soixante fois au cours des trois années qui ont suivi la convention de Las Vegas), soit placées sur un serveur fournissant un accès externe à la CIA.”
Selon M. Koeltl, “la question de savoir si Morales et UC Global agissaient effectivement en tant qu’agents de Pompeo et de la CIA est une question de fait qui ne peut être tranchée dans le cadre d’une motion d’irrecevabilité”.
“Dans cette optique, la faute alléguée est une violation de l’attente raisonnable des plaignants en matière de respect de la vie privée concernant le contenu de leurs appareils électroniques en vertu du Quatrième Amendement. Le gouvernement admet que les plaignants avaient le droit au respect de la vie privée dans le contenu de leurs appareils électroniques”, a déclaré M. Koeltl.
Lors d’une audience en novembre, M. Koeltl s’est intéressé au fait que le gouvernement n’avait apparemment pas obtenu de mandat pour accéder au contenu des appareils électroniques des avocats ou des journalistes.
Une décision antérieure dans l’affaire Amnesty v. Clapper, qui contestait la “légalité du programme de collecte de métadonnées téléphoniques massive” mis en œuvre par la National Security Agency (NSA), a aidé M. Koeltl à déterminer que les Américains prétendument visés avaient qualité pour poursuivre la CIA.
“Si la perquisition (de leurs conversations et de leurs appareils électroniques) et la saisie (du contenu de leurs appareils électroniques) effectuées par le gouvernement étaient illégales, les plaignants ont subi un préjudice concret et particulier qui peut être attribué au programme contesté, et qui peut être réparé par une décision favorable”, a déclaré M. Koeltl.
Il a également affirmé que les Américains n’avaient pas à démontrer que le gouvernement prévoyait d’“utiliser de manière imminente” les informations recueillies à partir de leurs appareils électroniques.
En revanche, M. Koeltl a rejeté trois autres plaintes contre la CIA, l’une concernant la surveillance des conversations des avocats et journalistes américains avec M. Assange, l’autre concernant des photographies de passeports et d’appareils qui auraient été prises, et la troisième visant spécifiquement M. Pompeo en sa qualité individuelle d’ancien fonctionnaire.
M. Koeltl est d’accord avec le gouvernement pour dire que les Américains prétendument visés “savaient qu’Assange était surveillé avant même l’implication présumée de la CIA”. Il a jugé pertinent qu’ils n’aient pas indiqué qu’ils n’auraient pas rencontré M. Assange s’ils avaient su que leurs conversations étaient surveillées.
Sachant que le personnel de sécurité aurait facilement pu entendre leurs conversations, il n’y avait pas d’“attente raisonnable de respect de la vie privée”.
Il s’est également rangé du côté du gouvernement en ce qui concerne l’argument selon lequel les Américains ont volontairement remis leurs appareils à la sécurité de l’ambassade, assumant ainsi le risque que leurs passeports et leurs appareils soient photographiés par le gouvernement.
Il est important de noter que M. Koeltl n’a pas tenu compte du fait que les personnes qui ont rendu visite à M. Assange ne pouvaient pas savoir que la société de sécurité travaillant à l’ambassade de l’Équateur entretenait des relations officieuses avec la CIA pour aider le gouvernement américain à cibler M. Assange.
M. Assange était le rédacteur en chef de WikiLeaks, une organisation médiatique pratiquant régulièrement des activités de journalisme. La publication de documents classifiés du gouvernement américain a suffisamment gêné les responsables de l’armée et des agences de sécurité pour qu’ils prennent des mesures de rétorsion. Ces représailles ne devraient pas être justifiées aussi facilement comme faisant partie de la protection de la “sécurité nationale”.
Enfin, en 1971, un arrêt de la Cour suprême des États-Unis connu sous le nom de Bivens a créé une procédure permettant d’engager des poursuites contre des fonctionnaires du gouvernement fédéral pour violation des droits constitutionnels d’une personne. Pompeo a été poursuivi en vertu de cette doctrine.
Les tribunaux se montrent extrêmement réticents à autoriser les plaignants à demander des dommages-intérêts quand une affaire risque de créer un précédent, ou d’amener un tribunal à s’immiscer dans des questions de sécurité nationale et de politique étrangère. Cette affaire n’a pas dérogé à la règle, puisque M. Koeltl a refusé d’autoriser les Américains à recourir à l’arrêt Bivens pour demander des comptes à M. Pompeo.
Le gouvernement américain, au nom de la CIA, fera probablement appel de cette décision. Néanmoins, il s’agit d’une évolution notable, car il est tout à fait possible qu’un procès civil ait lieu, où l’espionnage des citoyens américains par la CIA serait remis en question. Et ce, alors que le gouvernement américain s’apprête à prendre une mesure sans précédent en poursuivant un éditeur en justice pour son travail journalistique.
Kevin Gosztola, le 19 décembre 2023
Article original en anglais : Judge Rules Assange Visitors May Sue CIA For Allegedly Violating Privacy, The Dissenter, le 19 décembre 2023.
Traduction : Spirit of Free Speech
Image : Lance Page / t r u t h o u t ; Adapté : domaine public / Wikimedia