Libye, la nouvelle « cause sacro-sainte » de Gentiloni

« L’Italie est-elle en train de s’équiper pour affronter la guerre qui se présente à ses portes ? » : Gad Lerner[1] est allé le demander au nouveau ministre (italien) des Affaires étrangères, Paolo Gentiloni[2], « qui s’est formé dans la culture du pacifisme et du désarmement, aujourd’hui dramatiquement remise en question par l’incendie qui fait rage le long de toute la rive sud de notre mer, en commençant par la très proche Libye ». Dans l’interview (La Repubblica, 26 novembre), que le ministre des Affaires étrangères reporte sur son site en lui donnant un caractère officiel, Gentiloni rappelle que, face à la crise libyenne actuelle, « nous ne regrettons certes pas la chute de Khadafi : l’abattre était une cause sacro-sainte ». Il explique ainsi que, comme « la Libye représente pour nous un intérêt vital du fait de sa proximité, du drame des réfugiés, de l’approvisionnement énergétique », le gouvernement est en train de travailler à « une intervention de peacekeeping, qui verrait l’Italie engagée en première ligne ». Et à la question de Lerner « Faut-il revoir la stratégie du désengagement occidental dans la lutte contre Isis », il répond : « C’est un engagement qui retombe naturellement aussi sur l’Italie, avec ses huit mille kilomètres de côtes, mais toute l’Europe est appelée à se charger d’affronter cette menace ». Il ajoute ensuite que « nous avons cultivé l’illusion d’un monde futur tranquille et pacifié, mais nous savons maintenant que nous ne pouvons plus déléguer nos responsabilités aux Américains (Etasuniens, Ndt), stratégiquement moins intéressés que nous au destin du Moyen-Orient ».

Voici en synthèse l’interview qui, si ce n’était la dramaticité de l’argument, pourrait apparaître comme un numéro de comiques. Paolo Gentiloni (Pd), qui s’est formé selon Lerner dans la « culture du pacifisme et du désarmement » -comme on le sait, en Italie, beaucoup de gens dans leur jeunesse étaient contre la guerre (même Benito Mussolini)- est cependant maintenant un représentant de ce dispositif politique bipartisan qui, ayant déchiré l’Article 11 de notre Constitution (et le traité d’amitié italo-libyen), a mis à disposition les bases et les forces aériennes et navales de l’Italie pour la guerre USA/Otan contre la Libye en 2011. En sept mois les chasseurs-bombardiers, décollant en majorité d’Italie, effectuèrent 30mille missions, dont 10mille d’attaque, en utilisant plus de 40mille bombes et missiles. En même temps étaient infiltrées en Libye des forces spéciales : des milliers de commandos occidentaux et qataris. Et étaient financés et armés les secteurs tribaux hostiles au gouvernement de Tripoli ainsi que des groupes islamistes définis quelques mois auparavant comme terroristes. Parmi eux, les premiers noyaux du futur Isis (Emirat islamique) –fruit direct de la « sacro-sainte », pour Gentiloni, chasse à Khadafi- qui, après avoir contribué à renverser le Colonel libyen, sont passés en Syrie pour renverser Assad. En Syrie où, en 2013, est né l’Isis qui a reçu des financements, armes et voies de transit, des plus proches alliés des Etats-Unis (Arabie Saoudite, Qatar, Koweït, Turquie et Jordanie) dans un plan coordonné par Washington (à la barbe du « désengagement occidental » dont parle Lerner), en lançant ensuite l’offensive en Irak. Mais il semble que pour l’Italie tout se passe comme si ce désastre n’était jamais arrivé. Cette Italie même qui a contribué à allumer « l’incendie » dont parle Lerner, jailli de la démolition de l’Etat libyen et de la tentative, non réussie, de démolir celui de la Syrie : tout cela sur la base des intérêts économiques et stratégiques des USA et des plus grandes puissances européennes, en provoquant des centaines de milliers de victimes (pour la plupart civiles) et des millions de réfugiés.

La réplique tragi-comique de Gentiloni, que les Etats-Unis soient « stratégiquement moins intéressés que nous au destin du Moyen-Orient », constitue une tentative laborieuse de cacher la réalité. Le lancement en Libye d’une opération de peacekeeping  (c’est-à-dire de guerre), avec l’Italie au premier rang, entre dans les plans de Washington qui, ne voulant pas engager de troupes étasuniennes dans une opération terrestre en Afrique du Nord (considérée dans la stratégie USA comme un tout avec le Moyen-Orient), cherche des alliés disponibles pour le faire et en payer le prix et les risques. En juin 2013 déjà, dans sa rencontre avec le Premier ministre Letta pendant le G8, le président Obama demanda « à l’Italie un coup de main pour résoudre les tensions en Libye ». Et Letta, en élève modèle, sortit du cartable le devoir déjà fait : « un plan italien pour la Libye ». Celui que le premier (ministre) Renzi a copié et repropose maintenant par la bouche de Gentiloni, promu ministre des Affaires étrangères grâce aussi aux mérites acquis en tant que président de la section Italie/Etats-Unis de l’Union Interparlementaire[3].

Manlio Dinucci

Edition de jeudi 27 novembre 2014 de il manifesto

http://ilmanifesto.info/sacrosanto-ministro-gentiloni/

Traduit de l’italien par Marie-Ang



[1]Journaliste et animateur télé italien http://fr.wikipedia.org/wiki/Gad_Lerner

[2]http://fr.wikipedia.org/wiki/Paolo_Gentiloni ou, (plus complet) http://it.wikipedia.org/wiki/Paolo_Gentiloni ; en poste depuis la nomination de Federica Mogherini comme Haut-Représentant de l’Union européenne pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, le 30 octobre 2014.



A propos :

Manlio Dinucci est géographe et journaliste, ex-directeur exécutif pour l'Italie de l'International Physicians for the prevention of Nuclear War, association qui a reçu le Prix Nobel de la Paix en 1985. Porte-parole du Comitato no Guerra no Nato (Italie) et chercheur associé de Global Research (Canada). Prix international de journalisme 2019 pour Analyse géostratégique du Club de Periodistas de México.

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