L’exception française ou comment faire fuir des Ministres

Le 9 mai dernier se tenait à Florence une réunion européenne importante. Il s’agissait de faire le point sur « l’état de l’Union ». Des ministres, des commissaires et des politiques de premier plan étaient présents afin de participer à une multitude de débats. Deux jours avant la rencontre, deux ministres français, Manuel Valls (Ministre de l’Intérieur) et Najat Vallaud-Belkacem (Ministre des Droits de la femme et porte-parole du Gouvernement), ont décidé d’annuler leur participation à cause de ma présence. On ne devait pas légitimer mes vues dangereuses, « obscurantistes », « arriérées », « contraires aux valeurs de la République ». Beaucoup ont souri à Florence, lors de la rencontre, ne comprenant pas pourquoi la France me diabolisait autant. « Vous leur faites si peur ? » a relevé un ancien ministre italien ; « Vous devez être bien puissant pour faire fuir deux ministres d’un coup » a plaisanté un politique anglais. Etre devenu le « pestiféré préféré » de la classe politique française, comme le relevait Le journal Le Monde, ou le « dangereux (pseudo) intellectuel musulman » est en soi révélateur d’enjeux qui vont bien au-delà de ma personne et de ce qu’elle perturbe dans l’intelligentsia française (les politiques, les intellectuels comme les journalistes). Je suis devenu au paysage intellectuel français ce que le minaret est à l’espace public suisse.

Car au fond c’est la présence et la nouvelle visibilité des musulmans qui dérangent, alors même que cette visibilité est la preuve de l’installation, de l’intégration et de l’enracinement réussis des Français de confession musulmane. Au-delà de ma personne, c’est cette réalité que fuient les Ministres et l’immense majorité des politiques français : le sempiternel refrain sur la « laïcité en danger » n’est qu’un écran destiné à cacher les vraies questions, et les pestiférés de mon espèce ne sont que des diables utiles chargés de distraire l’attention à coup de polémiques, de stigmatisation, de controverses, voire de manipulations politiques ou/et médiatiques.

L’un des plus grands problèmes en France est, en amont, le fossé grandissant qui existe aujourd’hui entre la classe politique – presque professionnelle et la population française, comme le relevait très justement un sociologue français. Les politiques sont de moins en moins au courant des évolutions et ils peinent à sentir, de l’intérieur, les changements socioculturels, de même que les questionnements et les espérances de leurs concitoyens. La France a changé et elle ne va pas cesser de se transformer, de s’enrichir, de se complexifier au fil des étapes historiques du pluralisme social, culturel, religieux qui la caractérisent et de la multiplicité des identités des citoyens qui la composent. Parler au peuple, au nom du peuple, pour le peuple, en se contentant des visites dans les provinces, les cités et les banlieues (même quand on est, ou a été, maire) ne garantit pas une connaissance des êtres, des intelligences et des cœurs. Or quand, dans une démocratie, les élus ne connaissent plus – profondément et dans la proximité – ceux qui les élisent et qu’ils sont censés représenter, c’est naturellement les populistes – ou les thèmes populistes – qui emportent l’adhésion. Incapables d’interpeller les intelligences par la conviction politique, il ne reste qu’à mobiliser « les tripes » au moyen des peurs et des stigmatisations simplistes. La laïcité n’est plus alors cette idée inclusive où l’on doit pouvoir vivre ensemble dans l’égalité et la liberté ; elle devient un étendard, un slogan, un drapeau, une appartenance, un château fort assiégé, voire un bunker sanctuarisé destinés à justifier le recroquevillement, la ségrégation, et subséquemment la stigmatisation du « danger », de « la menace », de cet « autre », du « musulman », de ce « citoyen étranger », objet de toutes les peurs légitimes. On parle de l’unité de la République dont on ne connait justement plus le public et la laïcité est devenue une référence vidée de son essence afin de parler aux tripes et aux angoisses d’un peuple qui doute : il s’agit de se protéger, de restreindre « leur liberté »… Car enfin « leur » liberté, c’est « notre » prison et « leur » présence visible « notre » disparition assurée. Pensée binaire, pensée dangereuse, pensée populiste et mensongère.

Ce que cache ce populisme et ces mensonges est un profond vide idéologique, une absence de pensée et de vision politiques capables d’emporter l’adhésion des citoyens. Les thèses simplificatrices des populistes et des partis d’extrême droite se sont normalisées au gré de l’incurie de femmes et d’hommes qui n’ont pas une idée du bon usage du pouvoir mais qui sont surtout mus par l’ultime obsession d’être au pouvoir. Le peuple français, comme tant d’autres à travers le monde, le sent et a perdu confiance en ses représentants. Faute de mieux, les citoyens s’en remettent à celles et ceux qui parlent le plus clairement et le plus simplement, « le plus vrai » apparemment, quitte à finir par soutenir des thèses inquiétantes, dangereuses, racistes ou xénophobes. Quand la crise se répand et que le peuple doute, c’est la simplification des problèmes qui emporte les émotions populaires et non la sagesse, la dignité et le courage des solutions.

Encore faut-il identifier les vrais problèmes au-delà des manœuvres dilatoires. Les Français vivent une profonde crise d’identité : la majorité des intellectuels parlent de son passé des Lumières en développant des thèses assez obscures sur ce qu’est la France et ce qu’elle devrait rester. Beaucoup parlent des amples horizons de la pensée avec une posture de plus en plus fermée, hexagonalement étriquée. La nostalgie française célèbre son passé et s’aveugle sur son présent : tout se passe comme si elle aimerait rester, dans les yeux de ses politiques et de ses intellectuels, ce qu’en fait elle n’est déjà plus. Au cœur de l’Europe, d’aucuns aimeraient qu’elle en soit le centre, le cœur, la référence, voire l’âme, eu égard à son histoire, son héritage intellectuel et culturel alors même qu’on ne sait plus – en France même – ce qui définit son propre centre, son âme, sa singularité, « son exception » somme toute.

Il reste les questions cruciales : la crise économique profonde, le chômage, le système éducatif à trois vitesses, l’injustice et la marginalisation sociale. Quelles politiques nouvelles et audacieuses sont donc offertes aujourd’hui ? Quelles différences entre la gauche et la droite ? Hormis les mots, avec leur lot de mises en scène, rien ne semble changer. L’absence de politique éducative, sociale et urbaine, les propos insensés sur l’immigration (dont tout le monde sait que le pays aura besoin à terme), le quadrillage sécuritaire, le renvoi par charters des « clandestins » ou des sans-papiers, le mauvais traitement et la stigmatisation des Rom et des gens du voyage, la surenchère sur le thème du danger de l’islam (tout en perpétuant l’alliance avec les pouvoirs étrangers : Maroc, Algérie, Arabie Saoudite ou Qatar) et cette dangereuse tendance à « islamiser » et/ou à « ethniciser » les questions socioéconomiques. Rien ne change, aucune différence entre les partis au pouvoir. Dans les faits, ce sont les similarités entre ces derniers qui sautent surtout aux yeux : l’amour du pouvoir pour le pouvoir, et l’absence caractérisée de courage et d’originalité politiques.

C’est au fond cela qui fait fuir les Ministres : aborder les vraies questions avec lucidité et courage. L’islam, religion transformée en épouvantail, est devenu l’un des prétextes de la classe politique française, la distraction stratégique dont les frileux, voire les incompétents, ont besoin pour justifier leur absence de vision et de projet politiques et, souvent, le manque d’amplitude et de substance de leur pensée. Mieux vaut dire de la parole qui dérange qu’elle est un « double langage » plutôt que de regarder en face sa propre cécité, ses troubles caractérisés de l’audition et son incapacité à agir sur le monde tel qu’il est. Alors on se rassure en s’auto-congratulant et en se présentant comme des esprits progressistes, ouverts, critiques. Mais cela toujours entre soi, dans ces milieux fermés où se pense « l’ouverture », « l’universel », avec quelque arrogance et une pointe de suffisance. Or, la plupart des esprits dits progressistes de notre époque sont habités par un instinct grégaire contagieux : voici venir le temps de ces nouveaux spécimens au sein de l’intelligentsia française (et ailleurs également ce faisant) que sont les « progressistes populistes ». Ils savent revendiquer la grandeur de leur héritage intellectuel, leurs droits et leurs libertés, sans grand courage ; ils excellent par ailleurs à stigmatiser autrui, l’autre, les cultures forcément « périphériques et exotiques », les religions rétrogrades, et ce sans sophistication ni dignité, et avec beaucoup d’ignorance de surcroît. A l’ère des sondages, ils sont dans l’air du temps, à la mode, consensuels, populaires et définitivement populistes. Ce n’est pas à cause de ces nouveaux citoyens et résidents noirs, arabes, musulmans ou gens du voyage que la France ne se ressemble plus mais bien plutôt à cause de la majorité des intellectuels contemporains qui constituent son « élite ». La France a bien plus de souci à se faire en considérant l’uniformisation de la pensée dans ses salons politiques, intellectuels, médiatiques parisiens, plutôt qu’en observant la diversité des identités et le pluralisme vivant dans ses rues.

L’Etat, les organisations publiques et les medias, en évitant les vraies questions et en multipliant les polémiques de diversion, sont devenus, dans les faits, les premiers responsables de l’expansion d’un populisme sectaire, d’un racisme ordinaire et structurel, d’une islamophobie normalisée. La France a pourtant tous les moyens d’un grand destin : une histoire, la richesse des mémoires, des compétences et le pluralisme qui la caractérise. Elle est néanmoins habitée par le mal du siècle : comme tant de nations, elle a peur de ce qu’elle est en train de devenir et ne sait plus se réconcilier avec ce qu’elle fut (ou de ce qu’elle pense qu’elle fut exclusivement et idéalement). Difficile de sortir de cette crise qui caractérise une profonde transition historique.

Le paradoxe est là, il faut le considérer : il se pourrait que ce soit étonnamment ceux qui sont honnis aujourd’hui, « les étrangers » (ou perçus comme tels), les « Rom », les « musulmans », les « gens du voyage » et les exclus de toutes classes qui permettent à la France de se réconcilier avec ses valeurs, avec les périodes lumineuses de son passé, en se donnant les moyens de faire face à son avenir. Encore faut-il que les honnis d’aujourd’hui refusent le statut de victimes de même que la marginalisation et l’invisibilité imposées, pour devenir responsables de leur destin français, en assumant leur responsabilité citoyenne (avec ses devoirs) et en s’engageant à défendre leur dignité et leurs droits (comme ceux de tous les êtres humains). Qu’ils développent une éthique de la présence et de la citoyenneté et qu’ils refusent de se complaire dans le jeu de l’altérité. Cela commence par faire face au populisme et à dénoncer la « culturisation » et « l’islamisation » des questions sociales en France : ces dernières n’ont rien à voir avec la culture d’origine et/ou la religion des citoyens et des résidents. C’est aussi s’opposer à l’instrumentalisation discriminante de la laïcité : la laïcité est une référence et un cadre légal acceptés et elle doit être appliquée entièrement et égalitairement ; sa manipulation idéologique et politicienne afin d’exclure des catégories de la population, avec des manœuvres liberticides, est un fait non moins avéré auquel il faut résister au nom de l’avenir et des droits de tous les citoyens français (qui tous, à terme, en subiront les conséquences). A ceux qui pensent la France sans eux, ils se doivent d’affirmer, de répéter et de montrer, avec sérénité, que la France c’est aussi eux : ils ont la fierté de leur origine, la dignité de leurs valeurs, la visibilité de leur engagement et la loyauté critique de leur appartenance à la patrie. Sans complexe. Face au populisme binaire qui stigmatise et fracture, ils sont des agents de réconciliation et de pacification. La France, qui est aujourd’hui pensée loin d’eux, ne se fera certainement pas sans eux.

Tariq Ramadan



Articles Par : Tariq Ramadan

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