L’alliance avec les Etats-Unis risque de détruire la cohésion de l’Europe

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Le thème des réfugiés risque de devenir un nouveau cauchemar européen. A peine l’agitation autour des migrants du Moyen-Orient (d’Irak et d’ailleurs), qui ont tenté de rejoindre la Lituanie via le territoire biélorusse, s’est apaisée que la crise afghane a éclaté. Et, en l’occurrence, la situation pour les Européens est encore pire d’un point de vue moral. Il ne s’agit pas d’accueillir des réfugiés abstraits d’un point chaud, mais ceux qui ont travaillé pendant 20 ans pour les employeurs occidentaux en assurant le fonctionnement du régime établi par ces mêmes employeurs appelant activement à le soutenir.

Le fait est que les Européens eux-mêmes ont participé à cette longue opération sans le moindre intérêt. La vague de compassion mondiale envers les Etats-Unis après les attentats du 11 septembre 2001 était sincère. Les alliés européens estimaient devoir se joindre aux Etats-Unis, tout en pensant se battre pour la bonne cause en se protégeant contre l’extrémisme islamique.

Une infrastructure terroriste était effectivement présente en Afghanistan, mais elle a été anéantie presque immédiatement, en automne 2001. L’élimination du coupable numéro 1 a pris dix ans, mais c’était une opération des forces spéciales qui ne nécessitait pas une présence militaire massive d’un contingent multinational. Du coup s’est rapidement posée la question de savoir ce que font les représentants de 48 pays sur le territoire afghan (outre la démonstration de leur loyauté envers le « grand frère »). Tout comme il s’est avéré qu’il n’y aurait jamais dans ce pays d’Etat démocratique moderne promis par les idéologues américains de la campagne afghane.

Quand le château de cartes s’est soudainement effondré, il a fallu songer d’urgence à l’évacuation de ses propres citoyens. Sachant que les membres européens de la coalition se retrouvent dans une double dépendance: les militaires américains qui contrôlent l’aéroport et décident qui peut évacuer combien de personnes et quand; et les talibans qui contrôlent tout le reste et peuvent causer des obstacles insurmontables pour tous.

Les talibans font preuve de retenue pour le moment, mais on ignore combien de temps cela durera. La date butoir annoncée par Joe Biden pour le retrait des militaires étrangers (31 août) est annoncée à présent comme deadline par les talibans, promettant à partir du 1er septembre de considérer les militaires occidentaux comme des occupants armés.

Dans ces conditions, l’idée de prendre soin du personnel afghan commence à ressembler à une utopie. Et ce pour des raisons purement pratiques. Mais il existe également un aspect bien plus grave. Janez Jansa, premier ministre de la Slovénie, pays qui préside actuellement l’UE, a exprimé un avis largement partagé: pourquoi l’Europe doit-elle aider les Afghans qui fuient au lieu de défendre leur pays? C’est un écho des propos de Joe Biden, qui a rejeté la responsabilité pour la situation actuelle sur les anciennes autorités: nous avons tout fait pour eux mais ils se sont rendus sans combat. Les propos de Janez Jansa ont fait vivement réagir le président du Parlement européen David Sassoli: il n’a pas le droit de s’exprimer au nom de toute l’UE, il aurait mieux fait, comme les autres, de « faire preuve de solidarité ». Le premier ministre autrichien a également exprimé son opinion: plus de réfugiés en Europe, ça suffit.

Le thème des réfugiés est le plus douloureux pour l’UE parce qu’il détruit la base humanitaire du modèle européen, le narratif sur l’avantage moral de l’Europe unie qui servait à appuyer sa politique pendant longtemps. Et il est difficile de contredire le fait que tout pays ou groupe de pays doit être avant tout préoccupé par ses propres citoyens.

Ivan Krastev, l’un des commentateurs européens les plus perspicaces, a parlé du piège dans lequel s’étaient retrouvés les pays postcommunistes ayant adhéré à l’UE au début du XXIe siècle. Les habitants de ces pays aspiraient au « choix européen ». Il s’est avéré qu’il pouvait être fait de deux manières: soit rapprocher son Etat des meilleurs modèles, soit partir à titre individuel vivre dans ces pays modèles. La seconde option s’est avérée bien plus simple à réaliser pour un grand nombre de gens, après quoi leurs patries étaient dépourvues d’une partie active et dynamique de la population.

L’affluence migratoire fonctionne selon un schéma similaire. La transformation des pays appelés auparavant « Tiers monde » devait se dérouler à l’image et sous la supervision des sociétés avancées. La transformation a connu des problèmes, en revanche, beaucoup de gens ont décidé de partir dans les pays où la situation était plus favorable. Tandis que la politique américaine de « promotion de la démocratie », qui a bouleversé tout le Moyen-Orient, avant créé des prétextes et des conditions pour cela. La boucle est bouclée.

L’Europe se sentait parfaitement à l’aise en déléguant toutes les questions stratégiques à l’Amérique et en laissant à sa disposition une soft power abondante et morale. Mais à présent c’est elle qui est détruite par l’alliance avec les Etats-Unis. Or la politique européenne ne dispose d’aucun autre fondement. Et n’en disposera pas dans un avenir prévisible.

Fiodor Loukianov, journaliste et analyste politique



Articles Par : Fiodor Loukianov

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