«L’avenir d’Haïti passe par la fin de la ‘République de Port-au-Prince’»
RECONSTRUCTION – Faire de la catastrophe l’opportunité d’un nouveau départ: c’est le credo de Philippe Joseph Antonio. L’ancien ministre des Affaires étrangères d’Aristide revient aussi sur le rôle des grandes puissances.
Il a vécu plus longtemps en exil qu’en Haïti, mais lui a consacré sa vie. Etonnante trajectoire que celle de Philippe Joseph Antonio. Jeune militant de gauche incarcéré par la dictature Duvalier, il s’évade vers le Chili, un an avant d’en être chassé par le «golpe» de Pinochet. Réfugié à Genève, M. Antonio demeure proche de son peuple, s’engageant notamment dans les milieux catholiques de gauche, au point qu’en 1991 un «petit prêtre des pauvres», devenu président haïtien, le fait rentrer dans la diplomatie. En 2000, la seconde élection de Jean-Bertrand Aristide lui offre le maroquin des Affaires étrangères. Qu’il ne quittera qu’à la chute de son mentor. Retraité au bout du lac, Philippe Joseph Antonio affirme avoir «pris ses distances» avec la politique. Il n’en garde pas moins un oeil avisé sur les défis posés à son peuple, après le séisme qui a dévasté le sud du pays. L’ancien responsable de la diplomatie haïtienne sait également sortir de sa réserve pour décrire les responsabilités occidentales dans la situation d’Haïti.
Depuis deux semaines, de nombreuses voix font de la classe politique haïtienne la première responsable de l’ampleur de la catastrophe. On parle de corruption, de désorganisation, voire d’inexistence de l’Etat. Comment réagissez-vous?
Philippe Joseph Antonio: D’abord, je veux préciser que je ne suis ni un défenseur ni un opposant du gouvernement, j’ai pris mes distances avec tout cela. Toutefois, si l’on étudie les faits, je pense que, dans ce contexte de pauvreté, n’importe qui aurait été dépassé par l’ampleur du drame. J’ai confiance: ils vont se réorganiser. J’ai passé six mois à Port-au-Prince, l’an dernier. J’avais alors constaté que des progrès réels avaient été accomplis dans des domaines qui, par le passé, ont été la source de nombreuses catastrophes. Je citerais en particulier la lutte contre l’érosion ou le déplacement des habitations érigées en zones inhabitables. Le gouvernement avait d’ailleurs demandé l’aide des Chinois pour développer un plan d’urbanisation de Port-au-Prince.
Je ne cache pas que la corruption existe – comme elle existait aussi durant le gouvernement Aristide. La maladie est endémique; c’est une forme d’organisation sociale qu’il est impossible d’éradiquer en quelques années.
L’idée se répand qu’il faut mettre Haïti sous tutelle internationale.
Je suis radicalement contre la présence étrangère en Haïti. Mais, de fait, il y a longtemps que nous sommes déjà sous tutelle! La dernière en date est celle de l’ONU et, à travers elle, d’autres puissances comme les Etats-Unis ou la France. Mais je pose la question: dans quelle situation serions-nous si, aujourd’hui, les Etats-Unis ne prenaient pas la situation en mains? La mobilisation internationale nous rend un immense service. Je le dis d’autant plus librement que, naguère, j’ai été interdit de séjour aux Etats-Unis! Où en serons-nous dans un an? Serons-nous capable de gérer la reconstruction? Pour cela, il faudrait qu’un processus électoral ouvert se mette en place et qu’on exorcise nos vieux démons. Déjà les querelles entre BCBG ressurgissent. Le peuple lui s’en fiche, il demande des bouteilles d’eau!
Longtemps oublié, Haïti peut-il profiter de l’émotion suscitée par le tremblement de terre pour se relever plus fort?
C’est l’enjeu principal! Selon un premier état des lieux, au moins 50% de Port-au-Prince est détruit. Tout le sud est dévasté! On parle de 10 milliards de dollars sur cinq ans pour reconstruire Haïti, soit 2 milliards par an. En fait, ce n’est pas tant que ça: cela représente deux fois moins que les bénéfices d’une entreprise comme France Telecom! Il faut placer les choses dans leur contexte: le gouvernement d’Aristide avait un budget moindre que celui d’un telle société. Personnellement, je ne crois pas à un pays ressuscité en deux-trois ans. Il faudra au moins dix ans pour reconstruire les villes.
Cela donne le temps de ne pas répéter les mêmes erreurs…
Oui, c’est l’occasion de penser à long terme. La priorité est de décongestionner la «République de Port-au-Prince»: 3,5 millions de personnes habitent là où on ne devrait pas héberger plus de 500 000 personnes! Il y a déjà des signes positifs: des habitants quittent la ville et retournent à la campagne. Nous devons reconstruire une ville plus moderne, avec de meilleurs bâtiments. Dans le temps, on nous disait les spécialistes des gratte-ciel horizontaux, car les bidonvilles s’étendaient à perte de vue avec leurs petits cubes d’habitation bricolés. Puis, avec la surpopulation, les gens ont commencé à rajouter, année après année, un étage supplémentaire, jusqu’à transformer ces maisons en immeubles. Qui ont fini par s’écrouler sur leurs habitants…
L’exode citadin pourrait aussi revitaliser des campagnes aujourd’hui peu productives.
Je le souhaite! Pour réussir cette décentralisation, nous devons recommencer à cultiver. Hier, Haïti exportait du riz, des fruits, du maïs, du café, du coton… Aujourd’hui, nous mangeons des produits dominicains! Avant nous produisions nos bananes, nos oeufs, de la viande, maintenant même les noix de coco viennent de République dominicaine! Cela ne veut pas dire que rien n’avait été fait: [le président René] Préval travaillait à la relance du riz haïtien, qui est de bonne qualité mais plus cher que le riz importé. Avec l’aide de Cuba, nous avons relancé la production de sucre, et travaillons sur la pêche. Nous pourrions faire de même avec l’élevage de volailles. C’est à cela que doit servir désormais l’aide des Européens et des Américains. Pas seulement à aider la bourgeoisie des villes.
Quelles autres priorités fixeriez-vous à la coopération?
Si nous voulons fixer les gens en milieu rural, il faut leur offrir des services, améliorer la santé et l’éducation. Nous devons aussi protéger l’environnement, afin d’éviter d’autres cataclysmes.
Que peut faire l’Etat? Assurer une meilleure répartition des terres?
La plupart des habitants de Port-au-Prince possèdent déjà un lopin de terre. La réforme agraire? On en parle… Elle serait surtout utile pour régulariser et clarifier la propriété. Selon moi, la priorité politique va à la reconstruction d’institutions qui fonctionnent et donc à la lutte contre la corruption. I
«Donneurs de leçons et profiteurs»
Washington et Paris se disputent le «sauvetage» d’Haïti. N’est-ce pas indécent de voir des présidents se refaire une cote de popularité sur le dos des Haïtiens?
La politique n’est que défense d’intérêts particuliers… Il y a bientôt des élections en France et Obama vient encore de subir un dur revers. Je vois tout de même une différence: Haïti a toujours été dans l’oeil de Washington, car elle fait partie de son «arrière-cour». L’ascension d’Obama était prometteuse, car pour la première fois un président montrait un certain intérêt à aider le pays. En revanche, Paris a totalement abandonné Haïti à son sort. En 2008, la France s’est montrée incapable de réunir le dixième de la somme demandée par l’ONU en faveur d’Haïti! D’ailleurs, les frictions actuelles sont surtout le fait des Français. Les Américains s’en fichent; ils agissent. Indécence… oui sans doute. Mais pour sauver 200 000 personnes de la faim et des maladies, ça m’est égal.
Ces deux pays ne portent-ils pas une lourde responsabilité dans la situation d’Haïti?
Assurément! Ceux qui jouent aujourd’hui les donneurs de leçon ont énormément profité d’Haïti. Cela fait des années qu’ils font et défont nos gouvernements.
Sans compter la «dette historique» (lire ci-contre) que votre gouvernement réclamait à la France…
L’initiative avait été très mal reçue par Paris. Et notre pouvoir était trop fragile pour la mener à bien. Pourtant, en prenant la seule «rançon» exigée [en 1825] par la France pour accepter notre indépendance, cela ferait des milliards (l’équivalent de 21 milliards de dollars, selon les calculs haïtiens de 2003, ndlr).
Cette affaire a-t-elle précipité le renversement d’Aristide en 2004?
Elle a été l’un des prétextes. En réalité, un an et demi avant la chute d’Aristide, il y a eu une réunion à Ottawa (au Canada, ndlr), lors de laquelle les gouvernements américain, canadien et français ont planifié le départ du président et la mise en place de la tutelle de l’ONU. Les Etats-Unis, en particulier, ne voulaient simplement plus d’Aristide. Ses discours «populistes» leur ont juste facilité la tâche.
Les Etats-Unis avaient remis Jean-Bertrand Aristide au pouvoir en 1994, après son premier renversement par les militaires en 1991. Pourquoi auraient-ils planifié le second?
En 1994, les Américains avaient ramené Aristide à Port-au-Prince pour qu’il termine ses derniers mois de mandat. Ils ne pensaient pas qu’il serait réélu quelques années plus tard. Pendant les trois ans de son second mandat, Haïti n’a pas reçu un centime d’aide américaine. Les seuls dollars qui sont arrivés ont été pour des ONG anti-Aristide. Ce petit curé des pauvres flattait les masses avec ses discours contre les riches. Malgré ses erreurs, c’est le seul homme politique réellement populaire en Haïti. C’est pour cela que son parti a été empêché par le Conseil électoral provisoire de se présenter aux élections sénatoriales partielles l’an dernier et qu’il devait être exclu des législatives de février prochain… Préval [ancien premier ministre d’Aristide, ndlr] est à la tête de ce qu’on appelle un «gouvernement de doublures», il a été élu avec les voix qui se portaient sur Aristide. Mais le pouvoir réel a été remis à d’autres secteurs.
Quels sont les intérêts étasuniens en Haïti?
Ils sont stratégiques, par la situation géographique du pays, mais également économiques. Tous les grands acteurs haïtiens ont des liens aux Etats-Unis, voire un passeport américain caché. Sans compter que la diaspora haïtienne joue un rôle croissant aux Etats-Unis.
On ne peut toutefois exonérer le président Aristide dans sa chute…
Son manque de diplomatie, pas seulement à l’égard des bailleurs de fonds internationaux mais aussi en politique intérieure, a fini par susciter des oppositions dans tous les secteurs du pays. Tout le monde était contre nous! Et je ne peux nier que des personnes ont été persécutées pour leurs opinions. Mais aussi de la part de ses adversaires! Sans doute Aristide avait-il accordé trop de place à certains groupes provenant des secteurs populaires… Les Chimères1, et tout cela, ça a existé!
Propos recueillis par BPZ
Note : 1Bandes armées à mi-chemin entre banditisme et paramilitaires liées au Fanmi Lavalas, le parti de Jean-Baptiste Aristide