Kiev se met à dos l’Église catholique après les appels du pape à des négociations de paix

Le pape François a une nouvelle fois appelé l’Ukraine à engager des négociations avec Moscou en vue d’un accord de paix : « N’oublions jamais que la guerre est toujours une défaite. On ne peut pas continuer à faire la guerre. Nous devons faire tous les efforts possibles pour négocier afin de mettre fin à la guerre. » Cette déclaration a suscité une vague de fureur et de discours anticatholiques en Ukraine. Au début du mois, le pape avait déclaré que Kiev devrait « avoir le courage de hisser le drapeau blanc et de négocier ». Dans une interview donnée le mois dernier, il a déclaré : « Quand vous voyez que vous êtes vaincus, que les choses ne vont pas bien, vous devez avoir le courage de négocier ».
L’appel du pape est loin d’être absurde. Même l’ancien commandant suprême de l’OTAN, James Stavridis, a appelé à un accord « terre contre paix » pour l’Ukraine. Quelle que soit la position de chacun sur le conflit en cours (pour lequel l’Occident a beaucoup à se reprocher), lorsque la victoire militaire n’est pas possible, les nations ont historiquement recherché la paix par le biais de la diplomatie.
Comme l’écrit Connor Echols dans son article pour Responsible Statecraft, il est peu probable que le Congrès américain adopte une nouvelle aide à l’Ukraine dans un avenir proche et les commentaires du pape « semblent plus proches de la réalité que beaucoup de poncifs émanant des capitales européennes ».
Quoi qu’il en soit, les responsables ukrainiens ont réagi en attaquant l’Église catholique et en comparant la déclaration du pape à la collaboration du clergé catholique avec les nazis pendant la Seconde Guerre mondiale. L’ambassadeur ukrainien au Vatican, Andrii Yurash, est allé jusqu’à comparer la suggestion à une discussion avec Adolf Hitler. Le choix des mots est étrange, étant donné que l’Ukraine a son propre problème nazi. Des médias ukrainiens nationalistes et d’extrême droite ont publié des caricatures obscènes ridiculisant le pape, ce qui n’a pas donné une bonne image des pays catholiques partenaires et limitrophes de l’Ukraine.
La spiritualité est un aspect essentiel des cultures humaines et les relations avec les églises et les organisations religieuses jouent un rôle important, même en termes de puissance douce et de diplomatie pour n’importe quel pays (même l’Union soviétique ne faisait pas exception). Ce n’est pas un domaine dans lequel Kiev a très bien joué.
D’une part, dans le domaine des relations avec les églises chrétiennes, l’Ukraine a déjà son propre problème chrétien orthodoxe depuis au moins décembre 2022. Jonathan Tobin, rédacteur en chef de Newsweek, a par exemple comparé le président Zelensky à un dictateur qui n’est prêt à autoriser que les organisations religieuses qui soutiennent pleinement son régime. Zelensky a en effet pris des mesures pour interdire les communautés orthodoxes (russes), ce que même l’archevêque Sviatoslav Shevchuk de Kiev-Halych, chef de l’Église catholique ukrainienne, a dénoncé. En 2022 déjà, la question menaçait toute adhésion future de l’Ukraine, selon le Telegraph. Le Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme (HCDH) a également fait part de ses préoccupations concernant la question de la liberté de religion en Ukraine.
Ce n’est pas une plaisanterie. Des monastères et des cathédrales ont été saisis par le SBU (service de sécurité) ukrainien. Selon une dépêche de Modern Diplomacy : « ces découvertes étaient souvent ridicules. Les agents de sécurité ont montré des photos de bibles pour enfants, de livres de prières, de vieux livres liturgiques, de collections d’archives de journaux et de magazines comportant les mots « russe », et de sermons de Noël ou de Pâques du patriarche de l’Église russe. Dans les cas où il n’y avait rien à trouver, les services spéciaux plantaient eux-mêmes des preuves compromettantes ». Il ne faut pas oublier qu’au moins 34 % de la population ukrainienne parle russe en privé.
Une telle campagne s’inscrit dans le cadre plus large de la question des droits civils en Ukraine, impliquant la minorité russe, un problème que même la Commission de Venise reconnaît dans ses recommandations à Kiev. Nicolai N. Petro, professeur de sciences politiques à l’université de Rhode Island, écrivant pour Foreign Policy, a décrit le pays comme ayant des « politiques de guerre » qui « relèguent effectivement les russophones à un statut permanent de seconde classe », de telle sorte que de nombreux Ukrainiens « à travers le spectre politique », y compris « d’anciens fonctionnaires » et « des intellectuels » craignent que ces politiques, même après la paix, « aliènent, criminalisent ou déportent une partie importante de la population du pays ».
Il est en effet difficile de décrire la campagne de Kiev contre les communautés orthodoxes autrement que comme de la russophobie. Il y a environ quatre mois, le parlement ukrainien a donné son approbation initiale à une loi qui interdirait l’Église orthodoxe ukrainienne (UOC), qui compte plus de 2 millions de membres et des milliers de paroisses, même si cette Église n’entretient pas de très bonnes relations avec le patriarcat de Moscou, pour ne pas dire plus : dans une annonce de janvier 2023 sur Telegram, l’archiprêtre Nikolai Danilevich, chef du département des relations extérieures de l’Église catholique unie, a déclaré que l’Église « s’est dissociée du Patriarcat de Moscou et a confirmé son statut d’indépendance, et a apporté les changements appropriés à ses statuts ». L’autonomie est en fait un sujet de discussion depuis 2017, et à ce jour, toutes les références à un lien avec l’Église orthodoxe russe ont été supprimées des statuts de l’UOC, et, lors des services liturgiques, le patriarche Kirill de Moscou n’est pas mentionné, bien que d’autres chefs d’églises soient commémorés. N’oublions pas que, le 20 mai 2002, l’UOC a publié une déclaration soutenant les forces armées ukrainiennes et condamnant ce qu’elle a décrit comme « l’invasion russe », même si elle critique les actions de l’Église orthodoxe d’Ukraine (OCU), qui est une Église différente, et les actions de la précédente présidence de Petro Porochenko comme ayant « provoqué » l’action militaire de la Russie. Apparemment, cela suffit à Kiev pour décrire cette Église comme un nid d' »agents de Moscou ».
La question de l’Église ukrainienne (qui va au-delà de l’UOC) a des répercussions sur l’ensemble du monde orthodoxe et même sur l’ensemble du monde chrétien. Il n’est pas étonnant que M. Zelensky ait été la cible de critiques dans les médias chrétiens du monde entier. Aujourd’hui, Kiev cherche à contrarier le Vatican par une rhétorique des plus agressives. Cela ne fera qu’empirer les choses, d’un point de vue ukrainien.
La diplomatie ukrainienne, depuis 2022 au moins, a largement consisté à s’aliéner ses propres alliés et protecteurs catholiques, tels que la Pologne, et à attaquer tous ses partisans par des accusations de trahison et des critiques agressives. Les dirigeants ukrainiens ne sont apparemment pas prêts à reconnaître que les attitudes à l’égard du conflit sont en train de changer dans le monde entier, y compris dans les pays du monde catholique. Le problème orthodoxe qui divise le pays, avec des répercussions nationales et internationales, pourrait très bien être rejoint par un problème catholique et chrétien dans son ensemble, avec des implications tout aussi importantes. La question des droits civils et des minorités en Ukraine (qu’elles soient ethniques ou religieuses), comme je l’ai déjà écrit, reste une source potentielle de conflits, même après l’instauration de la paix.
Uriel Araujo
Article original en anglais : Kyiv antagonizing Catholic Church after Pope’s calls for peace negotiations, InfoBrics, le 21 mars 2024.
Traduction : Mondialisation.ca
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Uriel Araujo, chercheur spécialisé dans les conflits internationaux et ethniques