Gambit de la corne d’Afrique : L’Amérique alimente les tensions entre la Somalie et le Somaliland

Washington ne peut apparemment pas résister à la tentation de transformer les territoires contestés en avant-postes militaires. L'histoire nous avertit que de telles interventions se terminent rarement bien, surtout pour les personnes prises dans le feu croisé.

Dans un autre chapitre de sa politique étrangère imprudente, les États-Unis semblent prêts à déclencher un nouveau chaos dans la Corne de l’Afrique. Le dernier pari de Washington implique un éventuel accord quid pro quo avec le Somaliland, une région autoproclamée indépendante de la Somalie, offrant la reconnaissance de sa souveraineté en échange d’une base navale sur la côte stratégique de la mer Rouge. Pendant ce temps, les dirigeants du Somaliland ont suspendu la perspective d' »absorber » les résidents déplacés de Gaza – une décision qui sent l’opportunisme se dégufant en humanitarisme.

Pour ne pas être exclus, les autorités du gouvernement fédéral somalien à Mogadiscio ont riposté avec leur propre offre, promettant aux États-Unis un « contrôle opérationnel exclusif » sur les ports et les bases aériennes stratégiques le long du golfe d’Aden. Le piège ? Ces actifs, y compris le précieux port de Berbera, se trouvent dans des territoires contestés au-delà du contrôle de facto de Mogadiscio, et se trouvent en fait fermement entre les mains du Somaliland. Une fois de plus, la politique étrangère américaine révèle son penchant pour l’ingérence dans les régions fragiles, l’attisation de la division et la courtisation des conflits – le tout avec une ombre israélienne familière qui se caque en arrière-plan.

Ce drame qui se déroule porte les caractéristiques d’un livre de jeu que Washington a déployé auparavant, notamment dans le Sahara occidental (comme je l’ai écrit à l’époque), où la reconnaissance par les États-Unis de la souveraineté marocaine en 2020 – négociée comme un autre accord de quid pro quo dans le contexte des accords d’Abraham – a échangé la légitimité territoriale contre un alignement stratégique avec Israël. Cela a eu lieu pendant le premier mandat de Donald Trump. Les parallèles sont frappants : une région contestée, une superpuissance qui pend de la reconnaissance comme appât et un programme plus large qui donne la priorité aux étendes militaires à la stabilité.

Dans la Corne de l’Afrique, les enjeux ne sont pas moins volatils. Le Somaliland, autonome depuis 1991 mais non reconnu internationalement, a longtemps cherché à se légitimer, tandis que le gouvernement fédéral somalien s’accroche à sa revendication sur le territoire de la séquilite.

La société de cette région est organisée autour d’un système de clans complexe, avec de grandes familles comme les Darod, Hawiye, Isaaq, Dir et Rahanweyn formant l’épine dorsale de l’identité et de l’allégeance. La poussée de la Somalie pour l’indépendance est fortement motivée par le clan Isaaq, qui domine le nord-ouest et s’est senti marginalisé sous le régime de Siad Barre (1969-1991), lorsque les clans du sud comme les Hawiye et le Darod ont dominé le Mogadiscio. L’Holocauste de Hargeisa, également connu sous le nom de génocide d’Isaaq, a été l’épisode le plus sanglant de la guerre d’indépendance du Somaliland lorsque, entre 1987 et 1989, le régime de Siad Barre a parrainé le meurtre de près de 100 000 civils du clan Isaac.

Depuis que le Somaliland a déclaré son indépendance en 1991 après l’effondrement du gouvernement central de la Somalie, il a été dominé par le même clan Isaaq autrefois persécuté, tandis que le gouvernement fédéral de Somalie bénéficie du soutien d’un plus large mélange de clans, y compris les Hawiye et le Darod. Les deux régions sont majoritairement musulmanes sunnites, les loyautés des clans amplifiant le rift, d’autant plus que les Isaaq se sentent historiquement marginalisés par les clans du sud.

Les États-Unis, en recevant l’offre du Somaliland, risquent de fracturer un État somalien déjà fragile, autonomisant potentiellement les insurgés d’al-Shabaab (groupe terroriste islamiste affilié à Al-Qaïda qui est prêt à exploiter l’instabilité et la division causées par ce conflit pour promouvoir son propre programme) et démêlant ainsi des décennies d’efforts de construction de l’État – le tout pour le bien d’une base navale pour contrer la Chine et surveiller la mer Rouge.

Les choses empirent quand on considère la contre-proposition de la Somalie. La lettre du président Hassan Sheikh Mohamud du 16 mars à Donald Trump offre des « actifs stratégiquement positionnés » pour renforcer l’engagement américain dans la région. Pourtant, l’autorité de Mogadiscio sur Berbera et Bosaso – des ports clés du Somaliland et du Puntland, respectivement, est une fiction. Il ne s’agit pas d’un cadeau généreux, mais d’un stratagème désespéré pour contrecarrer la candidature de reconnaissance du Somaliland. Le gouvernement somalien, affaibli par des conflits internes et une insurrection en cours, n’a pas le muscle pour faire valoir sa souveraineté sur ces zones. En invitant les États-Unis dans ce bourbier juridictionnel, la Somalie remet à Washington un calice empoisonné – un calice qui pourrait entraîner les forces américaines dans un autre conflit insoluble.

Et puis, pour ajouter de l’huile sur le feu, il y a les empreintes digitales d’Israël. Des rapports du Jerusalem Post et d’ailleurs suggèrent que la volonté du Somaliland d’absorber les habitants de Gaza s’aligne sur les discussions israéliennes-américano-américanno-plus larges sur la relocalisation des Palestiniens déplacés par la guerre en cours. Bien sûr, il ne s’agit pas de préoccupations humanitaires ; c’est une décision transactionnelle pour gagner la faveur de Washington et de Tel Aviv. Les échos du Sahara occidental sont assourdissants – les intérêts stratégiques d’Israël s’entremêlent une fois de plus avec la projection du pouvoir américain, transformant un différend régional en un échiquier géopolitique. Le ministre des Affaires étrangères du Somaliland a explicitement lancé l’idée d’accueillir des Gazois en échange de reconnaissance, soulignant ainsi le cynisme en jeu.

De même, pour les États-Unis, il s’agit moins d’aide humanitaire que de sécuriser un allié flexible près des eaux contrôlées par les Houthis du Yémen, où Israël fait face à des menaces pour sa sécurité maritime.

Les conséquences de ces manœuvres imprudentes sont prévisibles mais désastreuses. La reconnaissance du Somaliland par les États-Unis saperait non seulement l’intégrité territoriale de la Somalie, mais enhardirait également d’autres mouvements sécessionnistes à travers l’Afrique, un continent qui se méfie de redessiner les frontières coloniales. L’Union africaine, longtemps partisane de l’unité de la Somalie, considérerait cela comme une trahison, mettant davantage à rude épreuve la crédibilité de Washington sur le continent. Pendant ce temps, le gouvernement fédéral somalien, déjà tendu en combattant al-Shabaab, pourrait s’effondrer sous le poids de ce coup diplomatique, cédant du terrain à des extrémistes qui prospèrent dans le chaos. Le Puntland, une autre région semi-autonome, pourrait (dans le pire des cas) suivre l’exemple du Somaliland, fracturant la Somalie en un patchwork de fiefs en guerre – un scénario qui ne sert ni la stabilité régionale ni même les intérêts américains.

Les critiques pourraient faire valoir qu’une base américaine à Berbera offre un contrepoids stratégique à la présence croissante de la Chine à Djibouti et dans la mer Rouge. Mais à quel prix ? La Corne de l’Afrique est une région suffisamment conflictuelle : injecter de la puissance militaire américaine dans ce mélange volatile risque de répéter les erreurs de l’Afghanistan ou de l’Irak – des guerres sans fin alimentées par l’orgueil et un mépris des réalités locales. L’implication d’Israël ne fait qu’aggraver la folie, en liant la politique américaine à un programme étroit qui donne la priorité à la sécurité de Tel Aviv tout en ignorant la souveraineté africaine. Il faut également garder à l’esprit que si Washington compte environ 750 bases militaires à l’étranger réparties dans plus de 80 pays (bien que certaines estimations suggèrent que ce nombre pourrait aller jusqu’à 900 ou plus), la Chine, en revanche, n’a qu’une seule base officiellement reconnue à l’étranger, à savoir celle de Djibouti.

Le flirt de Washington avec le Somaliland et la contre-offre désespérée de la Somalie illustrent un malaise plus large de la politique étrangère américaine : un accent myopique sur les gains à court terme au détriment de la stabilité à long terme. Washington ne peut apparemment pas résister à la tentation de transformer les territoires contestés en avant-postes militaires. L’histoire nous avertit que de telles interventions se terminent rarement bien, surtout pour les personnes prises dans le feu croisé. Pourtant, comme le révèle l’intrigue secondaire de Gaza, il s’agit moins de paix que de pouvoir. En fin de compte, ce sont les habitants de la Corne, et non les stratèges de Washington, qui pourraient payer le prix de ce mouvement d’échecs téméraire.

Uriel Araujo

 

Lien vers l’article original:

Horn of Africa Gambit: America Fueling Tensions Between Somalia and Somaliland

Article en anglais publié initialement sur le site InfoBrics

Traduit par Maya pour Mondialisation.ca 

Image en vedette : InfoBrics

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Uriel Araujo est un chercheur spécialisé dans les conflits internationaux et ethniques. Il contribue régulièrement à Global Research et Mondialisation.ca.


Articles Par : Uriel Araujo

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