Fermes, armes et agro-diplomatie israélienne

Photo en vedette : Le ministre de l’Agriculture de la République démocratique du Congo, Jean Joseph Kasonga, avec une délégation de Vital Capital Investments, samedi 7 décembre 2019. Photo : Desk Eco.
L’agriculture high-tech d’Israël jouit d’une solide réputation internationale. Ses entreprises offrent une gamme complète de produits, allant de systèmes d’irrigation au goutte-à-goutte perfectionnés jusqu’à des drones pulvérisateurs de pesticides. Mais l’agro-industrie israélienne s’est développée à partir d’une occupation militarisée et illégale des terres palestiniennes et, ces dernières années, sa croissance a été étroitement liée à la promotion de l’agenda diplomatique et économique d’Israël à l’étranger. Une grande partie de cette agro-diplomatie est menée par une poignée d’entreprises obscures dirigées par d’anciens officiers de la défense et des services secrets bénéficiant de relations politiques de haut niveau. Les sociétés qu’ils possèdent sont spécialisées dans des projets agricoles coûteux, structurés par des instruments financiers offshore, s’accompagnant de l’achat de technologies et de produits israéliens et, souvent, de liens avec des contrats d’armement. L’Afrique est une cible privilégiée, mais les projets agro-industriels israéliens se multiplient dans le monde entier, de la Colombie à l’Azerbaïdjan en passant par la Papouasie-Nouvelle-Guinée. Peu de ces projets apportent des bénéfices tangibles aux communautés locales. Mais les conséquences, qui vont de l’accaparement des terres aux dettes, peuvent être graves et durables. Ce rapport lève le voile sur les activités à l’étranger de l’agro-industrie israélienne et examine les conséquences pour les populations locales ainsi que l’occupation illégale en cours des terres palestiniennes.
Nous sommes à la mi-mai 2022 et le ministre israélien de l’Agriculture, Oded Forer, tient une conférence de presse dans la région rurale du Haut-Karabakh en Azerbaïdjan, à quelques kilomètres seulement de la frontière avec l’Iran. Comme le souligne un communiqué de presse officiel israélien, c’est la première fois qu’un ministre israélien se rend à la frontière iranienne[1].
L’objectif déclaré de la mission de Forer est de rendre visite à un projet de développement agricole de plusieurs milliards de dollars que le gouvernement azerbaïdjanais construit dans des régions qu’il a récemment reprises à l’Arménie, en grande partie grâce aux armes et aux technologies militaires israéliennes, selon l’Institut international de recherche sur la paix de Stockholm[2]. Les « villages intelligents » ou « Smart Villages », qui donnent leur nom au projet, sont également construits avec des technologies israéliennes, mais dans ce cas, des technologies agricoles.
« Grâce aux relations stratégiques étroites entre l’Azerbaïdjan et Israël, le président [azerbaïdjanais] Aliyev a décidé qu’Israël serait le partenaire clé de l’Azerbaïdjan pour développer l’agriculture en Azerbaïdjan en général et dans le Haut-Karabakh en particulier », peut-on lire dans le communiqué de presse israélien[3]. Même le concept de « villages intelligents » ou d’« agroparcs », comme on les appelle également, serait inspiré des moshav ou « fermes villageoises » d’Israël qui ont été créés dans les années 1950 et au début des années 1960, au début de la colonisation des terres palestiniennes[4].
Plusieurs entreprises agro-industrielles israéliennes font partie de la délégation de Forer. Il s’agit notamment de la société d’irrigation Netafim, du fabricant de pesticides ADAMA et de la société Afimilk d’équipements et de services pour le secteur laitier[5]. La principale intervention d’Israël dans le Haut-Karabakh consistera à concevoir et bâtir une grande ferme laitière, construite avec des équipements israéliens, mais Forer est également présent pour parler du développement de la production céréalière afin de permettre à l’Azerbaïdjan d’exporter du blé et d’autres céréales vers Israël[6].
L’Iran craint légitimement que les projets agricoles soient une couverture pour des activités militaires et de renseignement menées par Israël à sa frontière. La population azerbaïdjanaise s’inquiète également des informations selon lesquelles le projet de « villages intelligents » servirait à enrichir la famille et les proches de son président, Ilham Aliyev, figure notable des rapports relayés par l’Organized Crime and Corruption Reporting Project (OCCRP) en matière de criminalité et de corruption[7]. Les projets sont censés favoriser la réinstallation des 600 000 Azerbaïdjanais·es déplacé·es à la suite de la guerre avec l’Arménie, mais, selon les enquêtes, jusqu’à présent, de vastes étendues de terre n’ont été distribuées qu’à des entreprises agro-industrielles liées à des hommes politiques haut placés et à des membres de la famille du président Aliyev[8]. Le soutien agricole d’Israël à l’Azerbaïdjan pourrait profiter directement à cette élite.
L’agriculture est depuis longtemps au cœur des ambitions politiques d’Israël en Azerbaïdjan. L’ensemble des accords bilatéraux que le président israélien de l’époque, Benyamin Netanyahou, a signés avec Ilham Aliyev en 2016 était axé sur l’agriculture[9]. La même année, la société israélienne TerraVerde Agriculture a été engagée pour construire de grandes serres et des infrastructures d’élevage de bétail pour une société azerbaïdjanaise appelée Aqua Garden LLC[10]. Peu après, la société israélienne Green 2000 a été chargée de construire une ferme laitière, cette fois par la société Agri Biz Two FZE basée aux Émirats arabes unis[11].
TerraVerde et Green 2000 ont tous deux l’habitude d’opérer dans des pays qui sont d’importants acheteurs d’armes auprès d’Israël. Leurs activités ont démarré en Angola au début des années 2000, après la fin de la guerre civile. Les deux sociétés ont été engagées par des marchands d’armes israéliens qui avaient fourni des armes au camp vainqueur. Une fois la guerre terminée, les Israéliens se sont tournés vers d’autres secteurs d’activité, mettant en place des projets agricoles de plusieurs millions de dollars dans les régions de l’Angola ravagées par la guerre ; projets qui, comme en Azerbaïdjan, étaient vaguement inspirés des « fermes villageoises » israéliennes.
Ilham Aliyev, le président de l’Azerbaïdjan, s’entretient le 1er mai 2022 avec Oded Forer, le ministre israélien de l’Agriculture et du Développement rural. Photo : site web official du président de la République d’Azerbaïdjan
Les activités agricoles israéliennes en Angola ont généré peu d’avantages pour la population locale, mais elles ont cimenté les liens entre Israël et les élites politiques angolaises ultra-riches, et elles ont généré d’énormes sommes d’argent pour le groupe émergent de sociétés et d’hommes d’affaires israéliens spécialisés dans les projets agro-industriels à l’étranger (voir Annexe 1). Les projets angolais sont véritablement devenus un modèle pour d’autres entreprises israéliennes, et les acteurs à l’origine des opérations en Angola, ainsi que d’autres qui ont suivi leurs traces, sont maintenant au cœur des efforts d’Israël pour promouvoir son agro-industrie et faire avancer son agenda politique en Afrique, en Asie et en Amérique latine.
Depuis plus de dix ans, GRAIN suit les activités des entreprises agroalimentaires israéliennes à l’étranger. Notre inquiétude grandit quant au rôle joué par ces entreprises dans l’expansion de l’agriculture industrielle, en particulier en Afrique, et la façon dont leurs activités semblent liées à d’autres agendas politiques. Malgré leur présence croissante à l’international et l’attention portée sur le secteur de l’agriculture numérique en Israël, la plupart de ces entreprises restent relativement méconnues, même dans les pays où elles opèrent. Ce rapport vise à mieux comprendre qui sont ces entreprises et quels sont leurs impacts potentiels dans les lieux où elles sont actives.
Un complexe agro-militaire israélien
Les liens entre l’agro-industrie israélienne et son industrie militaire sont profondément enracinés. L’agriculture du pays est le produit de décennies d’occupation violente et militarisée des terres palestiniennes, et d’oppression du peuple palestinien par l’armée israélienne. Les entreprises agro-industrielles israéliennes ont été fortement influencées par ce contexte – et continuent d’en tirer profit (voir encadré : Enracinés dans l’apartheid).
L’armée israélienne est également une source importante de personnel et de technologies pour les entreprises agro-industrielles israéliennes. Il serait difficile de trouver une seule entreprise israélienne, parmi les centaines de start-up de l’agritech qui existent aujourd’hui, qui n’ait pas un quelconque lien avec l’armée ou les services secrets israéliens.
Par exemple, la plateforme NetBeatTM de la société d’irrigation Netafim a été développée en collaboration avec une filiale de la société militaire publique israélienne Rafael Advanced Defence Systems. Le logiciel a été initialement développé pour le système de défense antimissile à courte portée Iron Dome d’Israël, qui a été utilisé lors des attaques militaires contre Gaza en 2014[12]. Netafim travaille aussi en partenariat avec ALTA et SeeTree, deux entreprises israéliennes fondées par des vétérans de la marine et d’anciens officiers du renseignement militaire qui développent des applications agricoles à partir de technologies militaires israéliennes, comme les drones et les capteurs (plus d’informations sur Netafim à l’Annexe I)[13].
Ce lien entre l’agro-industrie israélienne et son armée s’étend bien au-delà des frontières du pays. En Angola, en Azerbaïdjan et dans d’autres pays stratégiques en termes géopolitiques pour Israël dans le monde, on observe des recoupements importants entre la vente d’équipements militaires et de systèmes de sécurité israéliens et la vente de ses technologies agricoles.
L’Inde, par exemple, est devenue, sous la présidence de Narendra Modi, à la fois le principal destinataire d’armes d’Israël de 2017 à 2021 et une destination de choix pour plusieurs spécialistes de l’irrigation et agro-industriels israéliens[14].
L’émergence récente du Vietnam en tant qu’acheteur majeur d’armes et de technologies de surveillance israéliennes a coïncidé avec la création de plusieurs projets agricoles bilatéraux avec Israël[15]. Parmi ces derniers figure notamment l’engagement d’Israël à investir 100 millions de dollars dans une mégaferme laitière qui est en train d’être construite avec les produits et services d’Afimilk (voir Annexe I).
Toujours en Asie, les Philippines sont récemment devenues un important acheteur d’armes et de technologies de surveillance israéliennes sous l’administration de l’ancien président et homme fort, Rodrigo Duterte. Lors d’une visite officielle en Israël en 2018, Duterte a déclaré aux journalistes : « Mes ordres à mes militaires sont qu’en termes d’équipements militaires, en particulier pour la collecte de renseignements, il n’y a qu’un seul pays à qui nous devons les acheter. C’est l’ordre précis que je leur donne, et il s’agit d’Israël[16]. » Peu après, le gouvernement de Duterte a signé un « accord de mise en œuvre » pour un prêt de 800 millions de dollars accordé par Israël en vue d’acheter des pompes d’irrigation et des pompes à engrais à énergie solaire à une société israélienne, LR Group[17]. Le projet est resté au point mort, car le ministère de l’Agriculture a eu du mal à justifier une dépense budgétaire aussi importante[18]. Mais certaines voix au sein de la nouvelle administration du président Ferdinand Marcos Jr. insistent pour que le projet aille de l’avant et il semblerait que ce soit le cas, le gouvernement ayant d’ores et déjà signé de nouveaux accords bilatéraux d’investissement avec Israël dans le domaine de l’agriculture[19].
En Papouasie-Nouvelle-Guinée, LR Group a pu mettre en œuvre plusieurs projets agricoles de grande envergure, financés par le gouvernement local et soutenus par des banques israéliennes et l’agence de crédit à l’exportation (Ashra)[20]. Là aussi, les projets de LR Group sont apparus après une visite en Israël du Premier ministre de l’époque, Peter O’Neill, en 2013, pour discuter de la vente d’équipements militaires[21]. Des enquêtes ultérieures de PNG Blogs ont révélé que l’accord de O’Neill avec LR Group comprenait également la création d’une agence de renseignement privée et d’une force d’espionnage paramilitaire secrète, ainsi que l’achat de générateurs électriques israéliens[22]. Cette dernière opération a causé un scandale majeur en Papouasie-Nouvelle-Guinée et a conduit à l’arrestation de O’Neill pour corruption et détournement de fonds[23]. O’Neill a été acquitté de ces accusations en octobre 2021.[24] LR Group n’a pas été inquiété dans cette affaire.
Des opérations similaires ont eu lieu sur le continent africain. Au Soudan du Sud, un ancien général de l’armée israélienne a été sanctionné par le Trésor américain en raison d’accusations selon lesquelles il se serait servi de la vente des projets agricoles au pays en 2015 comme couverture pour la vente d’armes. Des enquêtes plus poussées ont révélé que les projets agricoles étaient financés par un arrangement appuyé sur des ventes de pétrole à la société suisse de négoce de matières premières Trafigura[25]. Les projets agricoles ont été réalisés par TerraVerde, l’une des entreprises israéliennes qui construit des fermes en Azerbaïdjan[26]. En 2020, les sanctions à l’encontre de l’ancien général ont été levées[27].
Dans le même temps, Green 2000, une autre entreprise agro-industrielle israélienne présente en Azerbaïdjan, construit actuellement quatre installations de grande taille (élevage de volaille, pisciculture et production sous serre) dans différentes régions de Côte d’Ivoire, dans le cadre d’un projet de 120 millions de dollars financé par la société israélienne Bluebird Finance & Projects et l’agence néerlandaise de crédit à l’exportation Atradius, toutes deux impliquées dans le financement de projets similaires[28]. Depuis son arrivée au pouvoir en 2010, le président ivoirien Alassane Ouattara se tourne de plus en plus vers Israël pour obtenir des armes et des technologies de surveillance, avec l’aide de son conseiller et proche ami Hubert Haddad, homme d’affaires franco-israélien[29]. Parmi les entreprises israéliennes bénéficiant de cette relation figure le groupe Mitrelli, qui appartient à d’anciens fondateurs et dirigeants de LR Group[30]. Dans le cadre d’un partenariat avec Mitrelli, Haddad a facilité la conclusion de plusieurs accords représentant plusieurs millions de dollars avec le gouvernement de Côte d’Ivoire, dont, plus récemment, un projet d’irrigation en riziculture sur 2 000 hectares[31].
ENCADRÉ 1 : Enracinés dans l’apartheid
Parmi les entreprises qui ont accompagné le ministre israélien de l’Agriculture en Azerbaïdjan en mai 2022, plusieurs ont été pointées du doigt par des organisations de défense des droits humains pour avoir directement profité de l’occupation illégale des terres palestiniennes par Israël[32].
La technologie d’irrigation au goutte-à-goutte de Netafim, par exemple, a été essentielle pour établir les colonies agricoles israéliennes en Cisjordanie et dans les zones du Golan syrien qu’Israël a illégalement saisies en 1967, au détriment de l’accès à l’eau pour la population palestinienne[33].
La croissance de l’agro-industrie israélienne est indissociable du système d’apartheid en vigueur dans le pays, qui s’accompagne non seulement de l’expropriation massive des communautés bédouines et familles paysannes palestiniennes de leurs terres, mais aussi de la destruction des systèmes alimentaires, de pêche et d’agriculture traditionnels palestiniens, obligeant les producteurs et productrices alimentaires palestiniennes qui restent à dépendre des semences et produits agrochimiques israéliens importés. Les entreprises agro-industrielles opérant dans les colonies illégales bénéficient également d’incitations fiscales, de la main-d’œuvre bon marché fournie par les agriculteurs et agricultrices palestiniennes dépossédées, ainsi que de réglementations moins strictes en matière de pollution[34].
Les accords de paix d’Oslo ont ouvert la porte à davantage d’investissements étrangers et d’échanges commerciaux pour l’agro-industrie israélienne. Peu après, le gouvernement a signé de nombreux accords de libre-échange qui ont contribué à doubler ses exportations de produits agricoles, sylvicoles et de pêche, même si Israël reste un importateur net de denrées alimentaires[35]. Les investissements étrangers ont également augmenté. Plusieurs entreprises agro-industrielles israéliennes ont été rachetées et intégrées à de grandes sociétés mondiales (voir Tableau 1). D’autres ont obtenu des financements de banques et de sociétés financières israéliennes et étrangères, et certaines ont été restructurées dans des paradis fiscaux, comme les Pays-Bas[36]. L’agro-industrie israélienne est rapidement devenue une partie intégrante du paysage mondial de l’agrobusiness, les entreprises israéliennes et leurs produits figurant désormais en bonne place en première ligne dans l’expansion de l’agriculture industrielle, comme les plantations de soja au Brésil ou les zones d’exportation de fruits et légumes de l’État mexicain de Guanajuato[37] [38].
Si Netafim est l’une des entreprises agro-industrielles les plus connues d’Israël et figure régulièrement dans les délégations du gouvernement israélien, elle est détenue par le groupe mexicain Orbia depuis 2018. Netafim réalise une grande partie de ses ventes par le biais d’une filiale basée aux Pays-Bas, ce qui lui donne un accès préférentiel à de nombreux marchés étrangers grâce aux accords commerciaux et aux traités d’investissement de l’UE. Grâce à ce système, l’entreprise peut accéder aux marchés d’Afrique qui ont des restrictions sur le commerce avec les entreprises israéliennes et obtenir des financements auprès d’agences publiques néerlandaises[39].
Des agro-mercenaires
L’implication d’Israël à l’étranger dans le domaine de l’agriculture est souvent focalisée sur les « projets clés en main », suivant un modèle que les entreprises israéliennes ont d’abord développé en Angola. Dans le cadre d’un projet clés en main, une entreprise est chargée de concevoir, de financer, de développer et d’équiper une installation, telle qu’une exploitation avec des serres ou des bâtiments d’élevage, puis de la remettre au client une fois qu’elle est pleinement opérationnelle. De nombreuses entreprises israéliennes spécialisées dans ces projets, comme LR Group ou Mitrelli Group, sont détenues par des hommes politiques ou des officiers de l’armée et des services secrets israéliens (le Mossad), ou liées à l’un de ces milieux (voir Annexe I)[40].
Typiquement, un projet clés en main commence par des rencontres entre des représentants de l’entreprise israélienne et des hauts responsables politiques d’un pays riche en ressources naturelles. L’entreprise israélienne propose différents projets agricoles ambitieux de plusieurs millions de dollars qui seront équipés et construits avec les dernières technologies israéliennes et, généralement, l’entreprise propose de s’occuper de tout, de l’obtention de prêts pour construire les exploitations à la gestion du projet.
Si la composante « agriculture » est le visage public du projet, le véritable argument est le financement. Les projets proposés par LR Group et d’autres entreprises agro-industrielles israéliennes permettent souvent aux gouvernements qui ont des difficultés à obtenir des crédits par les canaux habituels d’utiliser des voies détournées. Par le biais de ce genre de projets agricoles, ces entreprises ont pu obtenir des centaines de millions de dollars de financement auprès de banques et d’agences de crédit à l’exportation européennes et israéliennes, qui transitent ensuite dans certains cas par les filiales offshore de la société israélienne[41].
L’agence israélienne de crédit à l’exportation (Ashra) est régulièrement impliquée dans ces projets. En 2021, elle a soutenu des opérations pour une valeur de 2,8 milliards de dollars, tous secteurs confondus[42]. Ses capacités financières dépassent de loin celles des agences israéliennes d’aide au développement[43]. Lorsqu’une société agro-industrielle israélienne propose un projet de grande envergure au gouvernement d’un pays du Sud, elle offre généralement en même temps un montage financier sous la forme d’un prêt accordé par des banques israéliennes à des taux d’intérêt faibles et assuré par l’Ashra[44]. En cas de défaut de paiement, le gouvernement israélien paie la société, et le gouvernement du pays où le projet a eu lieu devient le débiteur.
Le projet Aldeia Nova de LR Group/Mitrelli Group en Angola. Photo : Projeto Jovens Lúcidos em prol a defesa dos direitos da comunidade
De son côté, le gouvernement qui accueille le projet doit garantir les prêts, parfois en les adossant à la vente de ressources, comme le pétrole ou le gaz naturel. Et comme en Angola, il peut mettre à disposition des terres pour le projet, même si cela entraîne le déplacement des communautés locales. Une fois le projet approuvé, des entreprises et des consultants israéliens sont engagés pour s’occuper de la gestion, de la conception, des équipements et des intrants.
Nombre de ces projets sont censés s’inspirer du modèle des moshav ou « fermes villageoises », utilisées jadis pour intégrer les populations immigrées en Israël[45]. Dans les pays du Sud, ces projets sont généralement imposés d’en-haut, les communautés locales étant exclues de la prise de décision, et dépendent de l’importation de technologies israéliennes, comme les serres, l’irrigation et les semences hybrides. Comme en Angola, les villageois et villageoises qui participent sont plutôt une main-d’œuvre bon marché pour l’entreprise, et doivent payer celle-ci pour utiliser les maisons, infrastructures, petites parcelles de terre et intrants qui leur sont fournis. Tout ce qui est produit va à l’entreprise, et en retour les villageois et villageoises reçoivent très peu, étant donné qu’il leur faut rembourser leurs dettes (voir le cas d’Aldeia Nova à l’Annexe I).
Dans plusieurs cas, comme en République démocratique du Congo, les projets israéliens se sont effondrés une fois l’argent du prêt dépensé et les consultants israéliens partis. Bon nombre des projets que nous avons étudiés semblent non rentables ou inadaptés aux conditions locales et ne peuvent être maintenus sans de nouveaux apports de fonds. Entre-temps, les gouvernements doivent toujours faire face aux dettes du projet qu’ils ont garanti, même s’il est difficile de déterminer comment les fonds ont été dépensés et même s’il existe des signes de possible corruption (voir le cas d’Aldeia Nova à l’Annexe I).
Le ministre de l’Agriculture de la République démocratique du Congo et un représentant de Vital Capital signent en 2019 un mémorandum d’accord pour le lancement de cinq zones agro-industrielles dans le pays, pour un coût de 150 millions de dollars. Photo : compte twitter officiel de la RDC
Le projet de LR Group au Suriname fournit un bon exemple du fonctionnement de ces projets. En 2014, LR Group a entamé des discussions avec des fonctionnaires du gouvernement du Suriname pour la construction d’une exploitation laitière à grande échelle et de « villages agricoles », dans la région de Phedra[46]. À l’époque, LR Group mettait également en œuvre un projet de logements étudiants au Suriname et aurait été en discussion avec l’équipe de sécurité nationale du Suriname pour la fourniture de technologies de renseignement et de sécurité[47].
Les deux parties ont conclu un premier accord en 2016 pour fournir 2 000 hectares de terres à une filiale de LR Group pour une plantation de cacao à Phedra, un projet qui ne s’est toujours pas concrétisé[48]. Puis en 2018, elles ont conclu un deuxième accord pour le parc agro-industriel du Suriname, un projet de grande ampleur devant comprendre la construction d’une exploitation laitière de 500 vaches et d’une usine de transformation, d’une grande exploitation avicole et des cultures sur 600 ha dans les districts de Wanica et Saramacca[49]. Selon les documents divulgués au public en août 2019, LR Group serait payé pour mettre en œuvre le projet, mais tous les coûts seraient supportés par le gouvernement du Suriname, grâce à une ligne de crédit de 67 millions d’euros du Crédit suisse, mise en place par LR Group[50].
« C’est un projet de LR Group qui est mis en œuvre avec de l’argent du Suriname… Ce n’est pas un investissement, mais un prêt », a expliqué Winston Ramautarsing, président de l’Association des économistes du Suriname. « Le prêt est au nom du Suriname, mais l’argent va directement à LR Group. Le Suriname ne serait pas en mesure d’emprunter un tel montant par ses propres moyens. »
Selon le plan, le Suriname est censé rembourser le prêt grâce aux ventes d’œufs, de lait et d’autres aliments produits dans la ferme. Mais Ramautarsing affirme que le plan surestime le prix du marché pour ces produits, et qu’il n’existe pas de marchés suffisants pour absorber les volumes envisagés.
Ganeshkoemar Kandhai, président de la plus grande organisation d’agriculteurs et d’agricultrices du pays, doute également de la viabilité du plan. « Ils (LR Group) veulent produire à grande échelle, mais le marché n’est pas assez grand pour cela. Au début, il était question d’exporter vers les pays de la Caricom, mais nous n’en entendons plus parler », dit-il[51].
« L’argent des impôts versés par les agriculteurs et agricultrices est utilisé pour financer leur concurrence. Ces mêmes personnes qui nourrissent la population depuis des années dans des circonstances difficiles, quelles que soient les conditions météo », ajoute-t-il.
L’autre problème est qu’une grande partie du prêt initial du Crédit suisse semble avoir disparu. Interrogé au Parlement, le gouvernement du Suriname n’a pas été en mesure d’expliquer comment près des deux tiers du prêt initial de 67 millions d’euros du Crédit suisse ont été affectés. LR Group n’a pas répondu à nos questions sur le financement du projet.
« Ce plan n’est pas conçu pour développer le secteur agricole. C’est un accord conclu dans les coulisses, les agriculteurs et agricultrices en activité n’ont même pas participé.», déclare Ramautarsing[52].
Le gouvernement actuel du Suriname, qui est arrivé au pouvoir en 2020, a promis de se retirer du projet, mais LR Group aurait refusé ne serait-ce que de modifier les modalités. Une partie du problème tient au fait que l’accord a été structuré sur la base d’une garantie de l’agence suédoise de commerce à l’exportation qui stipule que 30 % du contenu du projet doit être suédois. Dans le présent cas, LR Group s’est associé à des fournisseurs suédois pour fournir les technologies à l’exploitation, ce qui comprend l’importation de vaches gestantes de Suède au Suriname[53].
Le Suriname n’est pas un cas unique, LR Group et d’autres sociétés israéliennes ont développé des projets clés en main coûteux, mis en œuvre par des entrepreneurs israéliens dans de nombreuses régions du monde, et il est difficile de trouver les avantages pour les populations locales (voir l’infographie).
De plus amples informations sur les cas mis en évidence ci-dessus sont disponibles ici, à l’annexe II.
Encadré 2 : L’agrobusiness israélien en Colombie
La Colombie figure parmi les principaux marchés d’armement d’Israël en Amérique latine[54]. Sans surprise, la Colombie est également une destination majeure pour son agro-industrie. En 2013, le groupe israélien Merhav a signé un accord pour un projet d’éthanol de 300 millions de dollars, qui s’accompagnait de la construction d’une plantation de canne à sucre de 10 000 hectares dans la province de Magdalena. La Banco do Brazil et la Bank Hapoalim d’Israël devaient financer le projet. Cependant, la filiale de Merhav, Agrifuels Colombia, a été accusée d’avoir acheté 1 023 hectares illégalement, et le projet s’est effondré en 2016[55]. Des enquêtes ultérieures ont fait le lien entre le projet et le scandale de corruption « Lava Jato » au Brésil, à travers la participation de l’entreprise de construction brésilienne OAS[56].
Depuis 2014, LR Group poursuit le développement de plantations de cacao et d’une exploitation laitière avec l’aide de l’homme d’affaires colombien Luis Vicente Cavalli Papa, un ancien représentant de l’entreprise publique israélienne Isrex, qui a fourni des armes et des services d’irrigation à la Colombie dans les années 1990[57].
Juste après l’entrée en vigueur de l’accord de libre-échange entre les deux pays en 2020, une initiative visant à « stimuler les investissements et la productivité dans le secteur en plein essor des exportations agricoles d’Antioquia » a été lancée. Elle associait notamment LR Group et sa filiale Bean & Co. Managro, une autre entreprise israélienne installée en Colombie depuis 2014, possède 1 000 hectares, mais prévoit d’en acheter 3 700 supplémentaires pour la production d’avocats Hass, et a acquis récemment le colombien Pacific Fruits[58].
Une moisson toxique
Moayyad Bsharat travaille avec l’organisation agricole palestinienne, l’Union des comités de travail agricole (UAWC). Depuis des années, l’UAWC se bat pour aider les agriculteurs et agricultrices palestiniennes à rester sur leurs terres, notamment en Cisjordanie occupée où les colonies israéliennes s’étendent illégalement. En octobre 2021, le gouvernement israélien a qualifié l’UAWC et cinq autres organisations de la société civile palestinienne internationalement reconnues de groupes terroristes, une accusation qui a été condamnée par des organisations de défense des droits humains du monde entier[59].
Par le biais de son travail avec l’UAWC, Bsharat a documenté la façon dont l’occupation israélienne et le système d’apartheid poussent les agriculteurs et agricultrices palestiniennes à utiliser des semences et des produits agrochimiques vendus par des entreprises israéliennes, détruisant ainsi leurs sols et leur biodiversité, et entraînant leur propre endettement et appauvrissement[60].
Descente des forces israéliennes dans les bureaux de l’UAWC, le 18 août. Photo : compte twitter de l’UAWC
« J’ai utilisé des pesticides chimiques israéliens au cours des deux dernières années. La biodiversité de mon champ a été détruite, notamment les ruches et les insectes qui sont bons pour nos cultures. Je me suis rapidement endetté auprès des vendeurs. J’ai donc décidé d’adopter l’agroécologie », raconte Gh. N, l’un des jeunes petits agriculteurs palestiniens avec lesquels travaille Bsharat[61].
Conjointement avec les grandes entreprises transnationales de l’agrobusiness, les entreprises de l’agrobusiness israélien font assurément partie du modèle agro-industriel mondial qui est largement responsable de la crise climatique et alimentaire. La particularité ici, cependant, c’est que le soutien reçu de la part de l’État israélien et des opérateurs privés permet à ces entreprises d’opérer dans des pays où les grandes multinationales agro-industrielles sont peu présentes.
Enracinés dans l’apartheid, les géants de l’agrobusiness israélien, ainsi que la nouvelle génération de start-ups israéliennes spécialisées dans l’agriculture numérique, ne font pas seulement la promotion de ce modèle en Palestine, mais de plus en plus dans d’autres régions du monde.
Il est probable que peu de gens ont entendu parler de LR Group, de Mitrelli, d’Afimilk, ou de Green 2000. Pourtant, il s’agit d’acteurs clés dans les transactions agro-industrielles d’Israël à l’étranger. Ces entreprises sont profondément ancrées dans la stratégie de Tel Aviv, qui consiste à ouvrir des marchés aux entreprises agroalimentaires israéliennes et à nouer des liens avec les élites politiques des pays qui sont stratégiques pour l’agenda israélien en matière de sécurité. Ces entreprises semblent jouer un rôle important en protégeant Israël de la pression internationale concernant sa dépossession criminelle du peuple palestinien, et en étendant l’agriculture industrielle aux quatre coins du monde.
Il est donc essentiel de surveiller et de dénoncer les activités de l’agrobusiness israélien à l’étranger, non seulement pour protéger les intérêts des populations des pays où ces entreprises opèrent, mais aussi pour renforcer la solidarité avec la lutte du peuple palestinien contre l’apartheid, le colonialisme et l’occupation par Israël. Dans les deux cas, l’agrobusiness israélien est une menace envers la lutte pour la souveraineté alimentaire que mènent les organisations paysannes en Palestine et dans le monde entier.
L’annexe I peut être consultée ici
Tableau 1. Principales sociétés israéliennes ayant des activités agro-industrielles dans les territoires occupés et dans les pays du Sud
Sources des données : Capital IQ, Preqin, Panjiva et les sites web des entreprises [consultés le : 1er juillet 2022].
Note : GRAIN a écrit à Kardan N.V., LR Group et Mitrelli Group pour leur poser des questions sur les activités auxquelles ils participent et qui sont mentionnées dans le présent rapport. Cependant, aucune de ces entreprises n’a répondu à nos questions.
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