Deuxième coup dur pour la loi antiterroriste
Un juge ontarien rejette la définition d'«acte terroriste»
Pour la deuxième fois en moins d’une semaine, une importante partie de la loi antiterroriste a été invalidée hier par un tribunal ontarien, dans la cause du présumé terroriste Mohammed Momin Khawaja, au motif qu’elle brime les libertés d’association, de conscience et de religion.
Un juge de la Cour supérieure de l’Ontario, Douglas Rutherford, a invalidé de son propre avis «un élément essentiel» de la loi, soit la définition de l’acte terroriste. Aux yeux de l’État, le terrorisme est un acte criminel commis au nom d’un but, d’un objectif ou d’une cause de nature politique, religieuse ou idéologique. Pour le juge Rutherford, cette vision du terrorisme ne passe pas. Elle mène inévitablement l’appareil policier et judiciaire à cibler d’abord les croyances des groupes et individus dans la traque des terroristes.
Selon le juge Rutherford, l’État alimente ainsi «la peur et les soupçons» à l’égard de certains groupes de la société, notamment les musulmans. Il craint que la loi antiterroriste n’amène les autorités à faire preuve de discrimination basée sur la race (profilage) dans la conduite des enquêtes. Il voit là un risque d’entrave à la liberté d’expression, de religion, de conscience et d’association qui est inacceptable dans une société démocratique.
C’est la deuxième fois en moins d’une semaine que la Cour supérieure de l’Ontario porte un coup à la loi antiterroriste. Jeudi dernier, le tribunal a annulé les mandats de perquisition obtenus par la GRC pour fouiller le domicile de la journaliste Juliet O’Neill et a ordonné la restitution du matériel saisi. La police fédérale voulait savoir comment la reporter du Ottawa Citizen était arrivée à mettre la main sur un de ses rapports secrets au sujet de Maher Arar.
L’affaire Khawaja va plus loin, car elle ébranle les fondements mêmes de la définition du terrorisme, qui fait l’objet d’un consensus depuis le XIXe siècle, explique Jean-Paul Brodeur, professeur à l’École de criminologie de l’Université de Montréal. C’est à l’époque où les anarchistes faisaient trembler l’Europe que les tribunaux ont distingué deux catégories de délit : les crimes de droit commun et les crimes à motivation politique. Avec sa décision, le juge Rutherford «vient de gommer ces distinctions», affirme M. Brodeur. «Il nous ramène au Code criminel dans son énoncé légal, explicite. […] Si on se coupe des motivations religieuses ou politiques, on évacue ce qui fait le propre du terrorisme en regard de la jurisprudence internationale et de la doctrine», explique-t-il.
Si cette logique devait prévaloir jusqu’en Cour suprême, c’est toute la philosophie de la lutte contre le terrorisme qui serait remise en question, à commencer par l’adhésion du Canada aux conventions internationales et le mandat constitutif du SCRS, craint M. Brodeur. Ces conventions et le SCRS opèrent tous deux à partir de la définition traditionnelle du terrorisme, une définition dans laquelle les motivations politiques, religieuses ou idéologiques sont à la base même des attentats meurtriers.
L’intention d’un groupe terroriste est un élément important dans la collecte de renseignements par les forces de l’ordre. Pour le juge Rutherford, il s’agit d’un concept étranger au monde du droit criminel. L’essentiel est de prouver le crime, explique-t-il. Les raisons ayant poussé un individu à commettre un acte terroriste pourront être considérées, tout au plus, comme «un facteur aggravant» lors de l’imposition de la peine, écrit-il.
Ce raisonnement est dangereux, croit M. Brodeur. «On ne peut pas évacuer la dimension ethnique, religieuse ou politique du terrorisme sans évacuer du même coup l’infraction même de terrorisme», répète-t-il.
Kent Roach, professeur à la faculté de droit de l’Université de Toronto, se montre moins pessimiste. Le juge Rutherford a maintenu la validité de toutes les autres dispositions de la loi antiterroriste qui avaient été attaquées par Khawaja. Selon lui, le travail des policiers et des procureurs vient d’être simplifié : ils n’auront plus besoin de lier un crime à une motivation politique, religieuse ou idéologique pour considérer qu’il s’agit d’un acte de terrorisme. «Politiquement, la décision a une signification plus grande. Le juge affirme que les autorités ont un peu trop placé l’accent sur les motivations politiques, religieuses ou idéologiques et que cela pouvait mener à la discrimination raciale», reconnaît M. Roach.
La décision ne règle pas le sort de Khawaja. Il demeure détenu et devra subir son procès en janvier, comme prévu, sous sept chefs d’accusation en vertu de la loi antiterroriste. Ce concepteur de logiciels âgé de 27 ans est soupçonné d’avoir comploté avec de présumés terroristes britanniques pour commettre des attentats à la bombe dans des bars, des trains et autres lieux publics à Londres. Dans le procès de ses sept présumés complices, il a été identifié comme un expert en explosifs qui fabriquait des détonateurs à son domicile d’Orleans, en Ontario.
Compte tenu de l’imminence du procès, le gouvernement Harper n’a formulé que de modestes commentaires hier. Les conservateurs étudient la possibilité de porter le jugement en appel, a indiqué brièvement Dimitri Soudas, l’attaché de presse du premier ministre. Le Bloc québécois (BQ) et le Nouveau Parti démocratique (NPD) ont exhorté pour leur part le gouvernement Harper à ne pas porter la cause en appel, une autre façon de dire qu’ils épousent entièrement les conclusions du juge Rutherford.
Selon le député néo-démocrate Joe Comartin, le jugement d’hier est la conséquence de la «panique» dans laquelle la loi a été adoptée en 2001. Les choses ont été bâclées. Le comité permanent des Communes chargé de la sécurité publique et nationale a d’ailleurs entendu récemment de vives critiques au sujet des dispositions invalidées par le juge Rutherford.
Le comité a finalement recommandé lundi, dans un rapport préliminaire, de renouveler pour cinq ans les pouvoirs extraordinaires confiés aux forces policières. Les conservateurs et les libéraux sont en faveur de la loi, tandis que les néo-démocrates et les bloquistes s’y opposent en partie.
La disposition de la loi sur l’arrestation préventive «est la plus susceptible de donner lieu à des abus», rappellent le Bloc et le NPD dans un rapport minoritaire. Elle autorise les policiers à arrêter sans mandat et détenir pendant un an n’importe qui s’ils jugent que cela est nécessaire pour prévenir la perpétration d’un acte terroriste. Cette mesure peut servir «à étiqueter quelqu’un de terroriste à partir d’une preuve qui n’est pas assez forte pour l’accuser et contre laquelle il ne pourra jamais se défendre pleinement», estiment le Bloc et le NPD. Ils citent en exemple le cas de Maher Arar, récemment blanchi d’allégations de terrorisme. En se fiant aux soupçons non fondés de la GRC, les autorités américaines avaient renvoyé cet ingénieur en Syrie, où il a été torturé.
Avec la collaboration d’Alec Castonguay