Le 11 novembre 1918 a marqué la fin de la Première Guerre mondiale, même si des soldats canadiens ont combattu encore des mois en Russie avec les contre-révolutionnaires voulant reprendre le pouvoir aux bolcheviks. Le jour du Souvenir a son symbole, le coquelicot rouge, proposé dès 1920 par l’American Legion qui s’inspirait du poème In Flanders Fields, oeuvre militariste signée par le soldat canadien John McCrae. Pour l’ombudsman de Radio-Canada, ce coquelicot est le seul symbole que les journalistes peuvent arborer sans contrevenir à l’obligation de neutralité. Quelle bonne blague !
Ce symbole n’est pas neutre, puisqu’on peut lui préférer le coquelicot blanc, proposé dès 1921 par le mouvement No More War et repris en 1933 par la Women’s Cooperative Guild en Grande-Bretagne, qui comptait bien des ouvrières proches de soldats morts durant la Première Guerre. Un symbole de paix, contrairement au coquelicot rouge, qui participe de l’esprit militariste.
La guerre aujourd’hui
Au Québec, la campagne du coquelicot blanc est obstinément portée par le collectif Échec à la guerre, qui rappelle qu’il s’agit de « commémorer l’ensemble des victimes de la guerre, des militaires et des civiles, de toutes les personnes tuées, blessées, emprisonnées, déplacées, réfugiées, violées, et d’inscrire cette commémoration dans notre volonté d’en finir avec la guerre et avec ses faux prétextes ».
Le porter aujourd’hui permet d’exprimer, entre autres, son opposition au projet d’armée québécoise du Parti québécois, dont le budget de l’an 1 prévoit y engloutir annuellement 3,5 milliards de dollars, somme assurément sous-évaluée. Certes, ce nouveau pays devrait disposer d’un service — civil — d’intervention pour les catastrophes, mais un Québec démilitarisé est un idéal bien plus noble (voir Serge Mongeau, Pour un pays sans armée chez Écosociété).
Plus sérieusement, le coquelicot blanc semble d’autant plus approprié considérant l’actualité en Ukraine et en Palestine, sans parler des guerres oubliées, comme au Yémen. Ce symbole nous aide à garder dans nos coeurs la mémoire des victimes civiles, y compris des enfants et des bébés. Les guerres modernes entraînent d’ailleurs bien plus de victimes civiles que militaires, surtout quand les États « démocratiques » tentent de mener des guerres à « zéro mort » pour leurs soldats.
Du Canada, il faut rester attentif à certaines justifications « démocratiques » de massacres de populations civiles. Par exemple, que les armées d’un gouvernement démocratiquement élu mèneraient des guerres justes. Sérieusement ? Les milliers de victimes civiles à Gaza devraient donc s’écrier « Quelle chance ! On m’a tué démocratiquement ! » En réalité, il n’y a pas d’armées « démocratiques ». Elles attaquent la population locale (ici : conscription en 1918, crise d’Octobre en 1970, siège de Kanesatake en 1990) ou des populations qui n’ont pas voté pour qu’on leur fasse la guerre.
Ainsi, l’armée israélienne n’a rien de « démocratique » pour le peuple palestinien, pas plus que l’armée sud-africaine massacrant la population noire dans les townships à l’époque de l’apartheid ou la cavalerie des États-Unis exterminant les populations autochtones lors des « guerres indiennes ».
L’historien Howard Zinn, qui s’est porté volontaire contre le nazisme, admettra s’être « conduit en robot programmé » lorsqu’il déversait de son avion ses bombes incendiaires sur des villes d’Europe, « sans même me demander si ce que je faisais avait le moindre rapport avec l’éradication du fascisme ». Écraser les nazis, oui ; mais les populations civiles ? Ce n’est qu’une folie meurtrière en quête de justification rationnelle. Rappelons-nous d’ailleurs que la « démocratie » est le seul régime politique qui a largué des bombes atomiques. Sur des villes !
Le coquelicot blanc devrait enfin nous aider à nous méfier de la rhétorique des « boucliers humains », déjà mobilisée au sujet du Vietnam (hé oui…), puis de l’Irak, puis de l’Afghanistan, puis encore l’Irak. Pourtant, combien a-t-on vu de films d’action où le vilain agrippe « la » femme pour narguer le héros justicier ? Or, il parvient toujours à tuer le vilain en épargnant « la » femme, sans quoi s’évaporerait toute sa supériorité morale. De même, massacrer des populations civiles en évoquant des « boucliers humains » (ce qui reste à démontrer) est une aberration morale et juridique, voire une apologie du terrorisme d’État.
Les civils ne se surprennent plus de voir tous les groupes armés célébrer leurs morts, apparemment tous tombés lors de guerres justes. Que les politiciens arborent le coquelicot rouge, on peut aussi le comprendre. Le geste est bien plus douteux chez les journalistes. Mais pourquoi diable devrions-nous, la population civile, jouer le jeu ? Le coquelicot blanc permet plutôt de commémorer la mémoire de millions des nôtres sacrifiés par des troupes armées qui prétendent toujours nous massacrer pour une juste cause, voire pour notre bien.
Francis Dupuis-Déri
Francis Dupuis-Déri est professeur de science politique à l’UQAM et auteur de L’Éthique du vampire: de la guerre en Afghanistan et quelques horreurs du temps présent (2007) et L’Armée canadienne n’est pas l’Armée du salut (2010), aux éditions Lux.
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