Brésil: de Lula à Bolsonaro

Je suis arrivé le 14 novembre 2019 au soir au Brésil, à Sao Paulo, la capitale financière et économique du pays. C’est une mégalopole de plus de 12 millions d’habitants. Dans tous les quartiers où je suis passé, la misère est clairement apparente. Partout, on voit des personnes livrées à la pauvreté extrême, dormant dans les rues, n’ayant pas accès à des sanitaires pour se doucher ou même se laver sommairement. On croise un nombre important de personnes sous-alimentées. Selon des sources sérieuses, il y a environ 100 000 personnes qui vivent dans les rues de Sao Paulo, 25 000 de manière permanente et 75 000 de manière temporaire.
La première fois que je suis venu à Sao Paulo c’était en décembre 1991 pour participer au premier congrès du Parti des Travailleurs (PT) dirigé par l’ancien ouvrier métallurgiste Lula. A ce moment-là, Lula et le PT étaient des symboles vivants de la lutte contre les dettes odieuses et illégitimes (voir en annexe 1 l’interview qu’il m’a donnée en juillet 1991 à Managua. Il déclarait notamment « Tout gouvernement du Tiers Monde qui décide de continuer à rembourser la dette externe prend l’option de conduire son peuple à l’abîme »). Lula avait dirigé des grèves ouvrières contre la dictature dans les années 1980, et celle-ci avait été remplacée par un régime « démocratique » en 1988 après une phase de transition. Les bases du nouveau syndicat de la Centrale unitaire des travailleurs (CUT) et du nouveau parti, le PT, s’étaient rassemblées pendant la lutte courageuse contre la dictature. Le PT avait été construit par en bas par des militants et des militantes des mouvements sociaux et de petites organisations politiques radicales très militantes. La CUT et le PT étaient favorables à une remise en cause du paiement de la dette et à la réalisation d’un audit. Une partie de la dette avait été accumulée pendant la dictature militaire qui avait duré plus de 20 ans, et, par la suite, la dette avait fortement augmenté au cours des années 1980 pendant la crise de la dette du Tiers-Monde causée par l’effet conjugué d’une forte baisse des revenus des exportations des matières premières et d’une forte augmentation des taux d’intérêts décidée à Washington. Plus généralement, le PT déclarait très clairement qu’il fallait mettre en œuvre des politiques radicales anticapitalistes qui devaient mener à la construction d’une société socialiste démocratique, autogestionnaire et anti-bureaucratique. Cette perspective provoquait un véritable enthousiasme au Brésil et au-delà.
En décembre 1991 […] Lula et le PT étaient des symboles vivants de la lutte contre les dettes odieuses et illégitimes
Lorsque je me suis rendu en 1991 à Sao Paulo, il s’agissait de préparer avec Lula et un autre dirigeant du PT (Marco Aurelio Garcia) leur venue en Belgique à l’invitation du CADTM. Cette tournée de conférences a eu lieu une dizaine de jours avant Noël 1991. Finalement, pour des raisons de santé Lula n’a pas fait le déplacement et, dans les conférences qui ont eu lieu en Belgique, il a été remplacé par Marco Aurelio Garcia qui est devenu président du PT en 2006 et qui a été le principal conseiller de Lula en politique étrangère pendant qu’il était président du Brésil de 2003 à 2011. J’ai revu et parlé avec Lula à 4 ou 5 reprises entre 1991 et 2003. Je me souviens d’une longue discussion en 1993 entre lui et moi à La Havane. Notre conversation a duré plus d’une heure et demie et faisait suite à une réunion que Lula avait eue avec Fidel Castro et Daniel Ortega pendant la nuit. Lula m’expliqua qu’en vue d’accéder à la présidence du Brésil, il ferait en sorte de neutraliser l’impérialisme américain, l’armée et la grande bourgeoisie brésilienne. Je l’ai interprété de la manière suivante : Lula fera en sorte de ne pas affecter les intérêts stratégiques des États-Unis et il promettra à la direction de l’armée et au grand capital brésiliens de ne pas prendre de mesures qui affecteraient leurs intérêts. Lula m’a déclaré qu’il serait le président de tous les Brésiliens, selon une formule consacrée. Mon interprétation : il allait utiliser son expérience de syndicaliste pour sceller un pacte entre ceux d’en bas et ceux d’en haut en demandant à ceux d’en haut de concéder quelques améliorations en termes de pouvoir d’achat (c’est-à-dire permettre à l’État d’augmenter les aides sociales avec l’argent public) tandis que ceux d’en bas accepteraient que rien ne change vraiment au niveau structurel. Et c’est effectivement ce qu’il a cherché à faire comme président dix ans plus tard.
En marge du G8 de 2003, une rencontre entre Lula, alors président, et les mouvements altermondialistes internationaux a permis de mesurer le fossé qui les séparait
Je l’ai revu pour la dernière fois en juin 2003, c’était notamment pour lui exprimer notre désaccord sur la réforme néolibérale qu’il imposait au système des pensions dans la fonction publique. Cette rencontre a eu lieu à l’occasion du sommet annuel tenu par le G8 (États-Unis, Japon, Allemagne, Grande-Bretagne, France, Italie, Canada, Russie) à Évian les 1er et 2 juin 2003. Plusieurs chefs d’États non membres du G8 étaient les invités du président français Jacques Chirac. Celui-ci souhaitait donner l’impression à l’opinion publique internationale que le G8, la France en particulier, souhaitait dialoguer avec le reste du monde en invitant des chefs d’États non membres du G8. Avaient répondu à l’appel, le président Lula du Brésil et les chefs d’État ou de gouvernement de Chine, d’Inde, du Nigeria, du Sénégal, d’Afrique du Sud, d’Égypte, ou encore du Mexique. Fondamentalement, il s’agissait de contribuer à légitimer le G8, club informel des principales puissances mondiales, à un moment où sa crédibilité était au plus bas, notamment après la terrible répression du contre-G8 de 2001 à Gênes. Les hôtes du président Chirac se sont réunis à Évian avant le début de la véritable réunion du G8 au moment où plus de 100 000 manifestants défilaient dans les rues de Genève (Suisse) et d’Annemasse (sur le territoire français) sur le thème « G8 illégal ». Luis Inacio Lula Da Silva souhaitait voir des représentants des mouvements altermondialistes d’Europe. Nous nous sommes rendus à quatre délégué·e·s de ces mouvements : le président d’Attac France, une représentante du Forum social italien, une représentante suédoise de la campagne contre l’OMC et moi-même pour le CADTM. La rencontre a eu lieu à Genève dans la résidence de l’ambassadeur du Brésil et elle a permis de mesurer le fossé qui séparait le président brésilien Lula et les mouvements altermondialistes internationaux (voir mon interview : http://www.cadtm.org/La-realpolitik-du-president-Lula).
L’évolution du PT et de la CUT
Au cours des années 1990, la position du PT et de la CUT s’est progressivement édulcorée
Il faut préciser qu’au cours des années 1990, la position du PT et de la CUT s’est progressivement édulcorée. Le PT a gagné de nombreux élu·e·s dans de grandes villes ainsi que des petites et moyennes. Le PT a notamment gagné la mairie de Sao Paulo et celle de Porto Alegre où il a progressivement adopté une orientation de gestionnaire et a perdu son rôle d’aiguillon des changements radicaux anticapitalistes. J’ai suivi avec un sentiment de grande déception ce processus d’adaptation aux institutions de l’État capitaliste. Lorsque Lula a été élu président du Brésil fin 2002 avec 65 % des voix, le PT et lui avaient fondamentalement changé. Ils ne remettaient plus réellement en question le système capitaliste et Lula avait signé en pleine campagne électorale une lettre de soumission au FMI (c’était en août 2002). Il déclarait solennellement dans cette lettre que, s’il était élu président, il respecterait à la lettre les accords passés par le gouvernement antérieur avec le FMI.
Et quelques mois après avoir commencé son mandat présidentiel, il a imposé une réforme des retraites de type néolibéral. Lula a aussi désigné comme président de la Banque centrale un des grands patrons, Henrique Meirelles, l’ancien président d’une des grosses banques américaines présentes au Brésil, la Fleet Boston. C’est donc clairement un représentant de la classe capitaliste qui avait été mis à la tête de la Banque centrale et le message était clair. Lula n’a pas touché à l’armée et n’a pas mis fin à l’amnistie dont ont bénéficié des officiers tortionnaires de la période dictatoriale. C’est une différence notoire par rapport à l’Argentine où l’amnistie promulguée en 1986 a été abrogée en 2005, ce qui a permis la condamnation et l’emprisonnement de nombreux militaires dont les principaux chefs de la dictature militaire instaurée en 1976. Pendant le gouvernement de Lula, l’armée brésilienne a participé à l’occupation d’Haïti ce qui a été dénoncé par les mouvements sociaux haïtiens. Le chef militaire brésilien pendant l’occupation d’Haïti est devenu en 2019 membre du gouvernement de Bolsonaro. Pendant la présidence de Lula, aucune grande entreprise privée n’a été réintégrée dans le secteur public. Au contraire, il a soutenu les intérêts des grandes entreprises privées qui n’hésitent pas à recourir systématiquement à la corruption de fonctionnaires publics pour gagner des marchés comme c’est le cas de l’emblématique société de construction Odebrecht https://www.france24.com/fr/20171221-odebrecht-scandale-amerique-latine-bresil-corruption-justice Voir aussi https://www.cadtm.org/Le-scandale-de-corruption-du
Pour nuancer, il faut mentionner que le gouvernement Lula a développé une politique d’aide publique aux plus pauvres par la distribution d’allocations sociales dans le cadre du programme intitulé Bolsa Familia
Le gouvernement de Lula a religieusement continué à rembourser la dette sans réaliser l’audit qu’il réclamait pourtant quand il était dans l’opposition. Pour nuancer ce bilan très critique, il faut mentionner que le gouvernement Lula a développé une politique d’aide publique aux plus pauvres par la distribution d’allocations sociales dans le cadre du programme intitulé Bolsa Familia (bourse famille). Ce programme a amélioré le revenu de plus 12 millions de familles, càd environ 20% des familles brésiliennes, celles qui sont les plus pauvres. Attention, le montant de l’aide est limité. A l’époque du gouvernement PT, une famille de 3 personnes pouvait recevoir un maximum de 50 euros. A noter que Bolsonaro n’a pas mis fin à ce programme dont bénéficie en 2019, 13,5 millions de familles soit un cinquième des familles (http://agenciabrasil.ebc.com.br/geral/noticia/2019-10/bolsa-familia-completa-renda-de-135-milhoes-de-familias-em-outubro ). En 2019, une famille pauvre peut recevoir un maximum de 200 réales par mois (soit au taux de change de novembre 2019, environ 40 euros par mois par famille). Pour avoir droit à cette aide, il faut prouver que le revenu mensuel de la famille est inférieur ou égal à 89 réales (c’est-à-dire un revenu inférieur ou égal à 20 euros !!!, un revenu inférieur à 1 euro par jour par famille).
Pourquoi le gouvernement de Lula n’a-t-il pas mené la lutte contre la dette publique illégitime ?
Le gouvernement de Lula n’a pas mené la lutte contre la dette publique illégitime car il ne voulait pas entrer en conflit avec le grand capital brésilien […] Remettre en cause le paiement de la dette aurait aussi impliqué un conflit avec les grandes banques privées et fonds d’investissements étrangers ainsi qu’avec le FMI
Le gouvernement de Lula n’a pas mené la lutte contre la dette publique illégitime car il ne voulait pas entrer en conflit avec le grand capital brésilien. Remettre en cause le paiement de la dette en tant que gouvernement aurait impliqué d’entrer en conflit avec le grand capital brésilien qui tire d’importants profits de la dette car il achète des titres de la dette publique interne et externe du Brésil. Cela rapport beaucoup d’argent car les taux d’intérêt sont très rémunérateurs. Remettre en cause le paiement de la dette aurait aussi impliqué un conflit avec les grandes banques privées et fonds d’investissements étrangers ainsi qu’avec le FMI. Lula et la direction du PT voulaient éviter de tels conflits. En légitimant la dette, en poursuivant les remboursements et en continuant de recourir au grand capital pour emprunter à nouveau, le gouvernement de Lula a obtenu d’être toléré, voire apprécié, par la grande bourgeoisie. D’autant que les mesures sociales qui bénéficiaient aux couches aux revenus les plus bas augmentaient la consommation de la population pauvre, ce qui était bon pour les affaires des capitalistes.
Cette politique néolibérale de Lula a provoqué une scission dans le PT, et un nouveau parti s’est créé à sa gauche en 2004. Il s’appelle le PSOL (Parti pour le Socialisme et la Liberté).
Depuis 2003, je suis retourné au Brésil à plusieurs reprises pour des grands rassemblements du Forum social mondial – FSM – (généralement 100 000 personnes ou plus participaient à ces rassemblements), pour des réunions du conseil international du FSM dont je faisais partie depuis le début et pour des réunions des mouvements sociaux. Il s’agissait notamment des réunions organisées par l’Audit citoyen de la dette du Brésil qui est membre du réseau international du CADTM. Le réseau CADTM international a envoyé régulièrement des délégations importantes au Brésil lors des activités du FSM, notamment en 2005 à Porto Alegre et en 2009 à Belém (où s’est tenue une assemblée mondiale du CADTM). La situation politique a beaucoup évolué. Comme indiqué plus haut, à partir de 2003, de manière évidente, le PT a tourné le dos à son passé contestataire pour devenir gestionnaire du système. Cela a fini par créer une profonde déception, voire une grande méfiance d’autant que plusieurs de ses dirigeants clés ont été mêlés activement à de grandes affaires de corruption, y compris Lula. Finalement quand la grande bourgeoisie s’est dit qu’elle pouvait se passer de la collaboration du PT pour gérer le pays, elle s’en est débarrassé en le dénonçant comme corrompu (voir https://www.cadtm.org/Au-Bresil-les-classes-dominantes). Ce qui est un comble car tous les autres partis liés à la grande bourgeoisie brésilienne sont profondément corrompus. La dirigeante du PT, Dilma Rousseff qui avait gagné les élections présidentielles de 2010 et était devenue présidente du Brésil en 2011 a été démise de sa fonction en 2016 par le Sénat au cours d’un véritable coup d’État institutionnel (voir https://www.cadtm.org/Bresil-coup-d-Etat-institutionnel-en-guise-de-destitution). Mais la déception à l’égard du PT était telle que le peuple brésilien s’est peu mobilisé pour défendre le PT et ses dirigeants en 2016, et c’est le vice-président de droite Michel Temer – placé à ce poste par le PT en 2011 – qui est devenu président à la place de Dilma Rousseff (PT) après avoir dirigé le coup d’État institutionnel.
Ensuite, la politique antisociale du président Temer, droitier et corrompu, a fini par redonner un appui populaire à Lula comme candidat crédible pour redevenir président aux élections de 2018. C’est pourquoi l’appareil de la justice, largement sous contrôle du grand capital, s’est acharné sur Lula et l’a condamné à la prison afin de l’empêcher d’être candidat aux élections présidentielles. Malgré cet emprisonnement, Lula venait en tête des intentions de vote et ses partisans espéraient qu’il pourrait participer aux élections. C’est pourquoi l’appareil de la justice lui a interdit de se présenter et c’est finalement Jair Bolsonaro, un politicien d’extrême-droite nostalgique de la dictature (voir https://www.cadtm.org/Bresil-50-ans-apres-le), raciste, sexiste, homophobe et climato-négationniste, qui a été élu président fin 2018 et a commencé son mandat début 2019. Bolsonaro est une sorte de Trump qui tient des propos encore plus droitiers que celui-ci. Il n’y a aucun doute à avoir sur la nature profondément réactionnaire et antipopulaire de Bolsonaro (voir https://www.cadtm.org/Bresil-crise-democratique-derive-reactionnaire-et-menace-fasciste-16785). Le 21 octobre 2018, à la fin de la campagne électorale, il a déclaré que s’il était élu président, il lancerait une purge « comme jamais le Brésil n’en a connu ». Il a affirmé que les dirigeants du Parti des travailleurs « devront tous pourrir en prison », et déclare, à propos des mouvements de gauche : « Ils vont devoir se soumettre à la loi comme tout le monde. Ou ils s’en vont, ou ils vont en prison. ». Peu après sa prise de fonction, il a promis de destituer les fonctionnaires qui auraient des idées « communistes ». Son élection constitue un véritable drame pour le peuple brésilien et pour la gauche internationale.
Il ne faut pas s’attendre du tout à un retour de Lula aux sources du PT. Il maintient le même type d’orientation que celle qui a prévalu entre 2003 et 2016
Après la victoire de Bolsonaro, une très grande partie de la gauche a heureusement constitué un front et a notamment exigé la libération de Lula. Cela a été obtenu début novembre 2019 et Lula a commencé de fait, immédiatement, une campagne politique en vue de gagner les élections présidentielles prévues pour 2022. Cela dit, il ne faut pas s’attendre du tout à un retour de Lula aux sources du PT. Il maintient le même type d’orientation que celle qui a prévalu entre 2003 et 2016. Mais il est possible qu’il arrive à se faire élire en 2022 tellement il est clair que Bolsonaro, s’il arrive au terme de son mandat, aura mené des politiques antisociales renforçant un peu plus la pauvreté et augmentant l’écart entre la poignée de très riches et l’écrasante majorité de la population brésilienne. De toute évidence, il faut rassembler un maximum de forces sociales pour mobiliser contre le gouvernement de Bolsonaro et, malgré les désaccords avec le PT, il faut un grand front de la gauche au sein duquel il jouera un rôle actif.
L’audit de la dette du Brésil à partir de 2000 et de l’Équateur en 2007-2008
L’Audit citoyen de la dette du Brésil est une organisation qui existe depuis le début des années 2000. En 2000, lors d’un plébiscite populaire autoconvoqué organisé par le MST, la CUT, la Campagne Jubilé Sud du Brésil, la Conférence nationale des Évêques (qui prend des positions de gauche depuis les années 1980-1990), avec le soutien du PT, plus de 90 % des 6 millions de Brésiliens qui ont voté, se sont prononcés pour la suspension du paiement de la dette le temps de réaliser un audit afin de déterminer la partie illégitime. Il y avait une conscience aiguë du caractère illégitime de la dette brésilienne dans une grande partie de la gauche et de la population brésiliennes. Cet audit, d’ailleurs prévu par la constitution de 1988, n’a jamais été réalisé par les autorités. Suite au plébiscite populaire de septembre 2000, les parlementaires du PT ont déposé un projet de loi dans ce sens. C’est dans la foulée de ce plébiscite qu’a été fondée l’organisation Audit citoyen de la dette du Brésil qui par la suite a adhéré au CADTM (voir le site en portugais de l’Audit citoyen de la dette du Brésil https://auditoriacidada.org.br/Voir l’interview de Maria-Lucia Fattorelli qui explique l’évolution de la collaboration entre son organisation et le CADTM : http://www.cadtm.org/Le-probleme-de-la-dette-au-Bresil).
En 2005, pendant la 5e édition du FSM, l’Audit citoyen de la dette, le CADTM et Jubilé Sud, avec le soutien du MST, ont organisé à Porto Alegre un Tribunal contre la dette qui a rassemblé plus de 1000 participant·e·s de tous les continents.
Comme indiqué plus haut, lorsque Lula est devenu président du Brésil en 2003, il s’est empressé d’oublier son engagement en faveur de l’organisation d’un audit de la dette.
En 2005, pendant la 5e édition du Forum social mondial, l’Audit citoyen de la dette, le CADTM et Jubilé Sud, avec le soutien du mouvement des sans terre (MST), ont organisé à Porto Alegre un Tribunal contre la dette qui a rassemblé pendant 3 jours plus de 1000 participant·e·s provenant de tous les continents.
Ensuite, au Brésil, le soutien à la lutte contre les dettes illégitimes s’est atténué notamment parce que le MST a considéré qu’il était nécessaire de renforcer son soutien critique au gouvernement du président Lula. La direction du syndicat CUT avait de son côté déserté le combat de la dette dès le début du gouvernement de Lula. Cela n’empêcha pas l’Audit citoyen de la dette du Brésil d’agir contre vents et marées pour dénoncer la poursuite du remboursement d’une dette largement illégitime. Le CADTM international a constamment apporté son soutien à ce combat.
A la demande des activistes qui luttaient contre les dettes illégitimes en Équateur, en 2007, Maria Lucia Fattorelli, la coordinatrice de l’Audit citoyen et moi-même pour le CADTM, nous sommes devenus membres de la Commission d’audit intégral de la dette (CAIC) instituée par le nouveau président équatorien Rafael Correa afin d’identifier les dettes illégitimes contractées pendant la période 1976-2006. Nos travaux remis au gouvernement en septembre 2008 et rendus publics en novembre 2008 ont abouti à la suspension du paiement d’une importante partie de la dette réclamée à l’Équateur sous forme de titres souverains détenus principalement par des banques des États-Unis. Cette suspension unilatérale de paiement a abouti à une grande victoire (Voir Éric Toussaint, Hugo Arias Palacios, Aris Chatzistefanou – Vidéo : « L’audit de la dette en Équateur résumé en 7 minutes », http://www.cadtm.org/Video-L-audit-de-la-dette-en). L’Équateur a imposé aux créanciers une réduction de 70 % des dettes concernées. Cela a permis une forte augmentation des dépenses sociales à partir de 2009-2010.
Il faut souligner que le président Lula n’a pas aidé l’Équateur dans sa démarche d’audit des dettes […] Il a exigé de Rafael Correa que celui-ci abandonne la pression sur Odebrecht et l’a convaincu de porter l’affaire devant une cour d’arbitrage à Paris
Il faut souligner que le président Lula n’a pas aidé l’Équateur dans sa démarche d’audit des dettes. J’en veux pour preuve ce qui s’est passé avec la firme brésilienne Odebrecht dont j’ai parlé plus haut. Cette firme a construit en Équateur une centrale hydroélectrique de très mauvaise qualité. Odebrecht avait surfacturé les travaux et n’avait pas respecté le cahier des charges. La centrale avait été tellement mal construite qu’elle est tombée en panne. La Commission d’audit avait identifié comme illégitime et illégale la dette réclamée par le Brésil à l’Équateur en rapport avec cette centrale. Bien qu’elle fût manifestement en tort, l’entreprise Odebrecht refusait d’indemniser l’État équatorien. En septembre 2008, afin de forcer Odebrecht à respecter ses obligations à l’égard des pouvoirs publics équatoriens, le président Rafael Correa a envoyé l’armée occuper les installations de la centrale hydroélectrique. Au lieu de soutenir le gouvernement progressiste de l’Équateur face à Odebrecht, Lula a protesté contre l’intervention de l’Équateur et a rappelé son ambassadeur. Il a exigé de Rafael Correa que celui-ci abandonne la pression sur Odebrecht et l’a convaincu de porter l’affaire devant une cour d’arbitrage à Paris. Correa a accepté tout en sachant que l’arbitrage serait certainement favorable à Odebrecht. Et effectivement, l’Équateur a perdu. Le gouvernement du Brésil et Odebrecht étaient les plus forts.
L’intervention du président Lula pour empêcher en 2009 le lancement d’une commission d’audit de la dette odieuse réclamée par des entreprises brésiliennes au Paraguay
Éric Toussaint et Fernando Lugo, président du Paraguay (2008-2012)
Prenons maintenant le cas du Paraguay, pays enclavé entre le Brésil, l’Argentine et la Bolivie. En décembre 2008, le président progressiste Fernando Lugo, en place depuis 6 mois, m’a invité à l’aider à créer une commission d’audit de la dette paraguayenne. Je me suis rendu à Asunción pour une entrevue en tête à tête avec le président suivi d’une réunion avec le gouvernement paraguayen (voir http://www.cadtm.org/Paraguay-Le-pays-sera-touche-par) [1].
L’essentiel de la dette paraguayenne pouvait être qualifiée d’odieuse car elle était le résultat (c’est d’ailleurs toujours le cas) d’un contrat léonin passé au début des années 1970 entre deux dictatures militaires
Il était évident que l’essentiel de la dette paraguayenne pouvait être qualifiée d’odieuse car elle était le résultat (c’est d’ailleurs toujours le cas) d’un contrat léonin passé au début des années 1970 entre deux dictatures militaires : la junte militaire brésilienne et la dictature paraguayenne du général Stroessner [2]. Le traité incriminé portait sur la construction et le fonctionnement du plus grand barrage mondial de l’époque, le barrage d’Itaipu. J’avais bien étudié la question sur la base d’une excellente documentation élaborée par des experts paraguayens. De plus, un ancien permanent de l’équipe CADTM en Belgique, le juriste paraguayen Hugo Ruiz Diaz Balbuena, était devenu conseiller du président Lugo, ce qui facilitait les contacts [3]. L’initiative d’audit international avec participation citoyenne a avorté sous la pression du gouvernement brésilien pendant la présidence de Lula. Il faut préciser que des grandes entreprises brésiliennes sont les principales créancières du Paraguay qu’elles exploitent. Alors qu’il devait signer le décret présidentiel de création de la commission d’audit, Fernando Lugo a finalement cédé devant la pression de Lula et de son gouvernement qui protégeaient les entreprises brésiliennes créancières. Lula, pour convaincre le gouvernement paraguayen de renoncer à réaliser l’audit international et de remettre en cause la dette réclamée par les entreprises brésiliennes, a fait quelques concessions marginales et a augmenté la somme payée annuellement au Paraguay par le Brésil pour l’électricité fournie par le barrage d’Itaipu (voir un commentaire sur l’accord signé entre le Paraguay et le Brésil en juillet 2009 : http://www.cadtm.org/Un-accord-historique-sur-Itaipu-ou ). Ceci dit, malgré les pressions du Brésil, un audit a quand même été réalisé par la Cour des comptes en 2010 et 2011 (Voir http://www.cadtm.org/La-Cour-des-Comptes-du-Paraguay ; http://www.cadtm.org/La-Cour-des-Comptes-du-Paraguay,7724) et je suis retourné à cette époque au Paraguay à l’invitation du président Fernando Lugo. En juin 2012, il a finalement été renversé par un « coup d’État parlementaire », selon une formule qui avait été utilisée en 2009 au Honduras et qui a été appliquée au Brésil pour renverser Dilma Rousseff, la présidente brésilienne qui a succédé à Lula à partir de 2011 (voir Éric Toussaint, « Paraguay (juin 2012) – Honduras (juin 2009) : d’un coup d’État à l’autre », http://www.cadtm.org/Paraguay-juin-2012-Honduras-juin).
Le fait que la droite ait pu utiliser cette forme de coup d’État institutionnel tant au Brésil qu’au Paraguay tient en partie à l’incapacité de ces deux gouvernements de gauche d’affronter avec force les créanciers et de réaliser des réformes structurelles. Le soutien populaire dont ils ont bénéficié fortement au début de leur mandat a fini par s’émousser très profondément à cause des déceptions qu’entraînait la politique conciliatrice à l’égard du grand capital local et international. Quand la droite a décidé de passer à l’action, le peuple de gauche était trop désenchanté et désorienté pour se mobiliser et défendre les gouvernants en place.
L’Audit citoyen de la dette du Brésil entre 2009 et 2019
L’Audit citoyen de la dette a obtenu en 2009 la mise en place d’une commission parlementaire d’audit de la dette notamment grâce au soutien actif des parlementaires du PSOL. Mais, en son sein les parlementaires du PT se sont alliés à des parlementaires conservateurs afin d’empêcher que les travaux n’aboutissent à une remise en cause de la légitimité de la dette brésilienne. De plus la présidente Dilma Rousseff (2011-2016) a mis son véto à l’organisation de l’audit. Voir le bilan que Maria Lucia Fattorelli a tiré des travaux de cette commission parlementaire https://www.cadtm.org/Entretien-avec-Maria-Lucia
L’Audit citoyen de la dette a inlassablement mené un travail de conscientisation au Brésil. Le groupe a formé de nombreuses sections locales au Brésil et a organisé des cours à distance pour former les activistes qui veulent auditer la dette. Il a convoqué plusieurs rencontres internationales. Sa coordinatrice, Maria Lucia Fattorelli, a aussi participé en Grèce à la Commission pour la vérité sur la dette grecque en 2015 et, avant cela, elle a coordonné la publication d’un manuel d’audit de la dette traduit en français, espagnol et anglais https://www.cadtm.org/Audit-Citoyen-de-la-Dette
En 2018, lors de la campagne électorale, l’Audit citoyen de la dette a été fortement déçu par la campagne présidentielle du candidat du PSOL, Guilherme Bolos […] Il a considéré que la poursuite du remboursement de la dette ne constituait plus un véritable problème
En 2018, lors de la campagne électorale, l’Audit citoyen de la dette a été fortement déçu par la campagne présidentielle du candidat du PSOL, Guilherme Bolos. Celui-ci, avec l’accord de la majorité de la direction du PSOL, a mis de côté la remise en cause du paiement de la dette. Il a considéré que la poursuite du remboursement de la dette ne constituait plus un véritable problème. Cela a créé un véritable malaise dans le PSOL, c’est le moins qu’on puisse dire.
D’ailleurs le résultat électoral de G. Bolos comme candidat du PSOL à la présidence du Brésil a été nettement inférieur à celui obtenu par le PSOL en 2014 lors de la précédente campagne présidentielle. En 2014, c’était Luciana Genro qui était la candidate du PSOL et elle avait défendu vigoureusement l’audit de la dette et la perspective de la suspension du paiement de la dette identifiée comme illégitime. G. Bolos a obtenu seulement un tiers de voix obtenues par Luciana Genro et ce alors que pour la première fois le PSOL bénéficiait d’une subvention publique très importante pour mener la campagne électorale. Cela prouve qu’en mettant de l’eau dans son vin, le candidat du PSOL a perdu une partie de l’électorat radical qui appuyait jusque-là le PSOL.
S’agit-il d’une évolution durable ? Sur les dix député·e·s du PSOL au parlement brésilien, plusieurs maintiennent une position claire sur la dette mais qu’en est-il réellement de la position de la direction de ce parti ? Le prochain congrès du PSOL aura lieu en mai 2020 et on verra si ses militants et militantes apporteront un soutien à un retour à une politique plus conforme aux origines de ce parti.
Du côté du PT qui compte 53 député·e·s au parlement, l’acceptation du système dette est profondément ancrée dans la ligne officielle et il ne faut se faire malheureusement aucune illusion.
Malgré les critiques que je viens d’exprimer il est évident que face à Bolsonaro il faut créer l’unité la plus large possible des partis et des mouvements sociaux de gauche.
L’avenir dira si les énormes mobilisations sociales, qui ont secoué et secouent, au moment où ces lignes sont écrites, des pays comme le Chili, l’Équateur, la Colombie, Haïti, Puerto Rico et la Bolivie, trouveront un écho au Brésil.
Eric Toussaint
Source de la photo en vedette : hespress.com
Voir aussi en portugais :
https://mst.org.br/2006/08/15/exigir-o-pagamento-da-divida-externa-e-um-crime/
Voir également en français :
Micheline Ladouceur, Le changement de régime au Brésil est officiel… « Coup d’état moderne » à la brésilienne ou à la Wall Street, le 31 août 2016.
Michel Chossudovsky : Brésil: Lula et « le néoliberalisme à visage humain », le 13 juillet 2003.
Annexe 1 : interview de Lula par Éric Toussaint en juillet 1991 à Managua
« Tout gouvernement du Tiers Monde qui décide de continuer à rembourser la dette externe prend l’option de conduire son peuple à l’abîme » déclarait en 1991 Luis Ignacio « Lula » da Silva, alors président du PT brésilien (*)
Propos recueillis par Éric Toussaint en juillet 1991 à Managua (Nicaragua)
Éric Toussaint : Après un an et demi de la présidence de Collor, quelle est la situation au Brésil ?
Lula : La société brésilienne a découvert que la politique néo-libérale du président Collor est un échec. Contrairement aux promesses, rien n’a été résolu. L’inflation a baissé mais au prix d’un coût social très important en termes de chômage, de politique agraire, de salaires, de santé et d’éducation. Il nous faut donc présenter d’urgence une proposition alternative qui aille dans le sens de la croissance économique du Brésil, de la redistribution des richesses et qui indemnise les travailleurs des préjudices de ce plan.
Tout cela doit aller de pair avec un sérieux travail d’organisation du mouvement populaire car, s’il se limite à la lutte institutionnelle, le PT deviendra très vulnérable. La question des alliances avec d’autres forces progressistes est également cruciale pour affronter de manière victorieuse le gouvernement.
E.T. : L’hebdomadaire The Economist titrait, il y a peu, « l’Amérique latine est à vendre ». Qu’en est-il des ventes d’entreprises nationales ? Quelle est la position du PT ?
Lula : Le FMI veut que les pays endettés vendent leurs entreprises d’État dans le but de faciliter le paiement de la dette extérieure. Notre parti a une position claire à ce sujet. Nous défendons le contrôle étatique sur toutes les entreprises liées aux secteurs stratégiques. Par contre, toutes celles qui ont été étatisées par le régime militaire, toutes les entreprises secondaires comme le textile, peuvent être privatisées. Les entreprises faisant partie des secteurs stratégiques comme le pétrole, la sidérurgie, l’eau, les ports, l’énergie électrique… doivent être aux mains de l’État. Notre lutte contre la privatisation de ces entreprises est favorable à leur démocratisation. Il est nécessaire d’ouvrir ces entreprises à la société civile pour qu’elle puisse les administrer. Il est nécessaire qu’il y ait des dirigeants syndicaux à leur tête, il est nécessaire que des groupes faisant partie de la société civile soient partie prenante de l’administration de ces entreprises afin de les transformer en biens de la communauté considérée comme un tout. Nous ne sommes pas d’accord de privatiser le patrimoine public afin de payer la dette extérieure. Jusqu’à présent, le gouvernement n’a pas obtenu grand-chose dans sa politique de privatisation parce qu’aucun acheteur ne s’est présenté. Mais si cela ne tenait qu’au gouvernement, tout serait déjà privatisé. Par ailleurs, cette volonté de privatisation ne bénéficie d’aucun appui populaire dans la mesure où nous avons déjà l’exemple de l’Argentine où les privatisations n’ont rien donné sinon la misère.
Nous pensons qu’aucun pays du Tiers Monde n’est en condition de payer la dette, que tout gouvernement du Tiers Monde qui décide de continuer à rembourser la dette externe prend l’option de conduire son peuple à l’abîme […] Nous soutenons qu’il faut suspendre immédiatement le paiement de la dette
E.T. : Quelle la position du PT par rapport à la dette extérieure ?
Lula : Nous pensons qu’aucun pays du Tiers Monde n’est en condition de payer la dette. Nous pensons que tout gouvernement du Tiers Monde qui décide de continuer à rembourser la dette externe prend l’option de conduire son peuple à l’abîme. Il y a complète incompatibilité entre politique de développement des pays du Tiers Monde et remboursement de la dette. Nous soutenons qu’il faut suspendre immédiatement le paiement de la dette. Nous sommes demandeurs d’un audit sur l’histoire de la dette pour savoir où fut pris l’argent emprunté, savoir si c’était un emprunt de l’État ou d’une autre administration publique, ou s’il s’agissait d’une initiative privée ; savoir à quoi cet argent a été dépensé, etc. Tout cela de manière à avoir une photographie fiable de cette dette.
Avec l’argent du non-paiement de la dette, nous pouvons constituer un fonds de développement devant financer la recherche et le progrès des technologies, l’enseignement, la santé, la réforme agraire, une politique de développement pour tout le Tiers Monde. Ce fonds de développement serait contrôlé par le pays lui-même. Il serait contrôlé à partir d’une instance qu’il faudrait créer comprenant le Congrès national (le Parlement, ndlr), les mouvements syndicaux, les partis politiques ; ils constitueraient une commission qui s’occuperait de l’administration de ce fonds.
Une initiative politique internationale est également nécessaire. Il faut créer une unité des pays débiteurs pour s’opposer aux pays créanciers. Il est nécessaire d’unir les pays du Tiers Monde afin que chaque gouvernement comprenne que ses problèmes sont équivalents à ceux des gouvernements des autres pays du Tiers Monde. Aucun pays ne pourra individuellement trouver une solution à l’endettement.
Il est nécessaire d’unir les pays du Tiers Monde afin que chaque gouvernement comprenne que ses problèmes sont équivalents à ceux des gouvernements des autres pays du Tiers Monde
Il est aussi important que la discussion sur la dette extérieure ne se fasse pas de gouvernement à banquiers mais de gouvernement à gouvernement. Il faut aussi transformer le problème de la dette en question politique. Il ne faut pas seulement discuter du problème de la dette mais de la nécessité d’un nouvel ordre économique international. Il n’est pas possible que nous continuions à vendre les matières premières pour deux fois rien et acheter les produits manufacturés à prix d’or.
Ce bloc de mesures ne sera réalisé que s’il y a action politique. L’action politique, c’est la pression des mouvements sociaux. Il faut donc transformer la question de la dette en une affaire dont se saisit le peuple.
E.T. : Voici six ans, Fidel Castro lançait une campagne internationale sur le thème « la dette est impayable ». Après un bon démarrage, cette campagne semble s’être enlisée faute de répondant. Maintenant, on a l’impression que Bush (1) a le vent en poupe avec son « initiative pour les Amériques » (2). Comment expliquez-vous cela ?
Lula : C’est un fait que c’est le gouvernement cubain qui a lancé ce débat. On a eu plusieurs rencontres internationales très positives à ce propos. Mais ce qui se passe en Amérique latine, c’est que la situation économique est si mauvaise que la majorité des travailleurs n’a pas le temps de penser à des objectifs à moyen terme. Souvent notre lutte se pose des objectifs immédiats. C’est une lutte pour la survie. Sous cette pression, les organisations de gauche ne consacrent pas assez d’énergie aux moyen et long termes. Nous voulons résoudre le problème du chômage et de la faim sans faire suffisamment le lien avec la dette extérieure. Notre parti pense qu’il est important que l’on mette ce problème à l’ordre du jour ; il faudrait en faire de même au niveau syndical. Car si nous ne résolvons pas le problème de la dette, nous ne résoudrons ni celui de la distribution des revenus, ni celui de l’inflation, ni celui du développement.
Il faut transformer le problème de la dette en question politique
Pour en revenir aux causes de la faiblesse de la lutte sur le thème de la dette, il faut ajouter que la coordination internationale des organisations syndicales latino-américaines est insuffisante. Il en est ainsi notamment parce que le mouvement syndical est insuffisamment développé à l’intérieur de chaque pays.
E.T. : Que dire alors de l’organisation à l’échelle du continent ?
Lula : Lors de la rencontre de la gauche latino-américaine à Sao Paulo, en juin 1991, nous avons mis en avant la question de la dette extérieure. Nous pensons que ce thème a une force suffisante pour unifier la gauche. Nous remettrons cette question à l’ordre du jour de la deuxième rencontre qui aura lieu à Mexico en juin 1992.
E.T. : La perspective socialiste est-elle encore possible ?
Lula : Je continue à croire à une proposition socialiste. Je continue à croire que le salut de l’humanité est un monde plus égalitaire où la richesse est distribuée de façon plus juste.
Nous avons une grande contribution à apporter. Nous sommes des millions sur la surface de la Terre à vouloir construire le socialisme.
Mais le socialisme ne doit pas être le reflet de ce qui s’est passé à l’Est. Nous, Parti des Travailleurs, nous avons toujours condamné l’existence du parti unique, le manque de liberté pour le mouvement syndical ou l’absence du droit de grève. Nous pensons que le socialisme présuppose la démocratie, le multipartisme, la liberté et l’autonomie syndicales, le droit de grève, le droit des personnes de prendre la parole sur la place publique et de parler contre le gouvernement. Si ce n’est pas le cas, ce n’est pas du socialisme. L’échec du socialisme de l’Est n’est pas à imputer aux socialistes mais aux bureaucraties.
Il faut également ajouter qu’aujourd’hui, tout le monde veut parler de la faillite du « socialisme » est-européen. Mais très peu sont disposés à discuter de la nécessaire solidarité avec Cuba, avec le peuple du Panama ou avec ceux d’Afrique. Il faut mettre en première ligne de nos tâches de solidarité, la défense de Cuba.
(*) Cet interview a été publiée dans la revue du CADTM n°4-5, octobre-novembre 1991.
(1) George Bush père de l’actuel président Georges Bush junior a présidé les États-Unis de 1989 à 1992
(2) L’Initiative pour les Amériques soutenue par G. Bush a été reprise par la suite par Bill Clinton, puis par G. Bush junior sous la forme de la ZLEA (Zone de libre-échange des Amériques – ou ALCA).
Annexe 2 : La “realpolitik” du président Lula et les altermondialistes
Interview d’Éric Toussaint du Comité pour l’annulation de la dette du Tiers Monde, (CADTM) par Frédéric Lévêque, à Genève, dans le cadre du contre-sommet « G8 illégal », à l’occasion de sa rencontre avec Lula, président du Brésil, le 2 juin 2003
Contexte : A l’occasion du sommet annuel tenu par le G8 (États-Unis, Japon, Allemagne, Grande-Bretagne, France, Italie, Canada, Russie) à Évian les 1er et 2 juin 2003, plusieurs chefs d’État non membres du G8 étaient les invités du président français Jacques Chirac. Celui-ci souhaitait donner l’impression à l’opinion publique internationale que le G8, la France en particulier, souhaitait dialoguer avec le reste du monde en invitant des chefs d’État non membres du G8. Avaient répondu à l’appel le président Lula du Brésil et les chefs d’État ou de gouvernement de Chine, d’Inde, du Nigeria, du Sénégal, d’Afrique du Sud, d’Égypte, du Mexique… Fondamentalement, il s’agissait de contribuer à légitimer le G8, club informel des principales puissances mondiales, à un moment où sa crédibilité est au plus bas. Les hôtes du président Chirac se sont réunis à Évian avant le début de la véritable réunion du G8 au moment où plus de 100.000 manifestants défilaient dans les rues de Genève (Suisse) et d’Annemasse sur le thème « G8 illégal ». Parmi les revendications principales : l’annulation de la dette du Tiers Monde, l’opposition au militarisme, la lutte contre l’OMC, la solidarité avec le peuple palestinien, l’accès aux médicaments génériques… et l’opposition à la réforme néolibérale du système des retraites et de l’éducation qui mobilise en France des millions de travailleurs.
Frédéric Lévêque : Hier, tu as eu l’occasion de rencontrer, avec d’autres, un des chefs d’État, invité spécial du G8 : le président Lula du Brésil. Peux-tu expliquer le sens de cette rencontre et à travers cela, la politique menée par le président Lula ?
Éric Toussaint : Luis Inacio Lula Da Silva, élu président avec une écrasante majorité des voix en octobre 2002, plus de 65 %, souhaitait voir des représentants des mouvements altermondialistes d’Europe. Nous nous sommes rendus à quatre délégués de ces mouvements, Jacques Nikonoff, Président d’Attac France, Rafaella Bolini, représentant le Forum social italien, Helena Tagesson (Suède), de la campagne contre l’OMC et moi-même pour le CADTM. La rencontre a eu lieu à Genève dans la résidence de l’ambassadeur du Brésil.
Avant de nous rendre à cette rencontre, nous avions décidé de dire clairement que nous n’engagions pas le mouvement altermondialiste : nous n’avions aucun mandat donné par d’autres composantes du mouvement pour les représenter. Nous ne représentions que nous-mêmes et nous n’avions pas l’intention de nous prêter, par exemple, à un jeu de conférence de presse au cours de laquelle le président du Brésil aurait pu nous utiliser pour avaliser la politique qu’il mène. Nous aurions agi de cette façon avec n’importe quel président mais, ici, en plus, nous nous trouvons dans une situation où, quelques mois à peine après avoir occupé son poste de président, la politique de Lula est manifestement contradictoire avec les attentes de toute une série de mouvements sociaux avec lesquels nous travaillons directement.
Frédéric Lévêque : Comment a eu lieu cette visite ?
Le Brésil à lui seul a perdu, entre 1997 et 2001, plus de 70 milliards de dollars de transfert net négatif sur la dette, dont 27 milliards aux dépens des finances publiques
Éric Toussaint : Etant donné la politique menée par Lula, nous y allions quasiment avec des semelles de plomb parce que nous ne voulions pas être utilisés ou piégés. Nous avions donc décidé, dans le cadre d’un accord sur la procédure du déroulement de la séance, que chacun d’entre nous (les quatre délégués), prendrait cinq minutes pour présenter les revendications principales que nos mouvements avancent, comme alternatives à la mondialisation actuelle, et qui concernent directement le Brésil. Voici comment s’est déroulée la rencontre : nous avons été reçus par le président Lula, accompagné du ministre du Travail et du ministre des Relations extérieures, de plusieurs députés et de deux conseillers proches du président. Le président Lula a présenté pendant une demi-heure la politique de son gouvernement, en défendant les mesures d’austérité qu’il a prises (augmentation des taux d’intérêt, coupes claires dans le budget pour un montant de plus de trois milliards de dollars – 14 milliards de réis) et en disant qu’elles étaient nécessaires pour stabiliser une situation économique très difficile. Il a annoncé que dorénavant, il allait commencer à concrétiser – ça prendra quelques années, a-t-il dit – les engagements qu’il a pris auprès du peuple au cours de sa campagne électorale.
Nous avons avancé les choses suivantes. Jacques Nikonoff, président d’Attac France, a dit que son mouvement était tout à fait opposé aux fonds de retraite privés et qu’il était très inquiet de voir qu’au Brésil, le gouvernement actuel en faisait la promotion. Deuxièmement, il a redit l’intérêt manifeste du mouvement à ce que le Brésil se prononce clairement pour la taxe Tobin. Il faut savoir que Lula est venu avec une proposition au G8 d’une taxe sur les ventes d’armes pour financer un projet mondial de lutte contre la faim. Chirac, dans une conférence de presse, a dit que la proposition de Lula lui semblait plus opportune que la taxe Tobin et en a profité donc pour attaquer la taxe Tobin. C’étaient les deux éléments centraux avancés par Jacques Nikonoff.
J’ai avancé pour le CADTM que l’Amérique latine était confrontée, un peu comme dans les années 80, à une hémorragie énorme de richesses qui la quittaient et qui se rendaient vers les créanciers du Nord – essentiellement des banques privées, des marchés financiers, le FMI et la Banque mondiale – (plus de 200 milliards de transfert net négatif sur la dette entre 1996 et 2002, l’équivalent de deux plans Marshall. Le Brésil à lui seul a perdu, entre 1997 et 2001, plus de 70 milliards de dollars de transfert net négatif sur la dette, dont 27 milliards aux dépens des finances publiques). J’ai insisté sur le fait qu’il ne fallait pas attendre une crise de paiement, une crise d’insolvabilité, pour prendre des initiatives, par exemple, réaliser un audit sur les origines et le contenu exact de la dette extérieure du Brésil, pour déterminer ce qui est légitime et illégitime. C’est prévu par la Constitution de 1988 du Brésil. En 2000, lors d’un plébiscite organisé par le MST, la CUT, la Campagne Jubilé Sud du Brésil, la Conférence nationale des Évêques (avec le soutien du PT), plus de 90 % des 6 millions de Brésiliens qui ont voté, se sont prononcés pour la suspension du paiement de la dette le temps de réaliser l’audit. Les parlementaires du PT ont déposé un projet de loi dans ce sens. Aucun président jusqu’à aujourd’hui ne l’a réalisé. J’ai dit à Lula : “ C’est vraiment l’occasion, puisque vous avez le pouvoir, de lancer l’initiative et ainsi d’avoir les conditions pour suspendre les paiements et épargner l’argent du remboursement de la dette pour de l’investissement social, des transformations, etc. ». Puis j’ai suggéré que le Brésil lance un appel aux autres pays latino-américains pour constituer un front des pays endettés pour le non-paiement.
La troisième intervenante, Helena Tagesson, suédoise, avançait la nécessité d’empêcher qu’à Cancun, en septembre 2003, se concrétisent les accords de l’OMC pris à Doha en novembre 2001 et d’essayer de paralyser la réunion comme on avait réussi à le faire à Seattle fin novembre 99 – début décembre quand, par la mobilisation et profitant des contradictions entre Europe et États-Unis, on a réussi à faire obstacle à une offensive plus forte en matière de libéralisation du commerce. En 2001, l’OMC a pris sa revanche : elle a réussi à avoir un agenda très néo-libéral avec l’Accord général sur le commerce des services, qui doit être définitivement concrétisé et décidé à Cancun. Donc, Helena Tagesson insistait sur le fait que nous avons quatre mois pour essayer de paralyser Cancun. Elle proposait que le Brésil aille, avec les autres pays du Tiers Monde, dans ce sens-là. Elle exhortait aussi à être très attentif à la question de la privatisation de l’eau voulue par l’OMC alors qu’il y a des expériences modèles au Brésil comme à Porto Alegre en ce qui concerne l’exploitation et la distribution d’eau. Expériences modèles qui mourront si jamais on applique l’agenda de Doha à Cancun.
En 2000, lors d’un plébiscite organisé par le MST, la CUT, la Campagne Jubilé Sud du Brésil, la Conférence nationale des Évêques (avec le soutien du PT), plus de 90 % des 6 millions de Brésiliens qui ont voté, se sont prononcés pour la suspension du paiement de la dette le temps de réaliser l’audit
La quatrième intervenante était Rafaella Bolini du Forum social italien, elle est une des animatrices du mouvement anti-guerre (les Italiens ont été extrêmement actifs dans la campagne contre la guerre en Irak). Elle a demandé au Brésil qu’il prenne l’initiative de demander la convocation d’une Assemblée générale de l’ONU, pour provoquer un vote de l’Assemblée générale de condamnation de l’occupation de l’Irak par les États-Unis et leurs alliés. Le Conseil de sécurité de l’ONU vient de voter une résolution le 22 mai qui, en fait, légitime l’occupation militaire de l’Irak par les États-Unis, la Grande-Bretagne et l’Australie. Et nous n’avons évidemment pas confiance dans le Conseil de Sécurité. Par contre, même si on ne doit pas se faire trop d’illusions, si réellement il y avait un débat à l’Assemblée générale de l’ONU, si les pays pouvaient réellement voter, il pourrait y avoir une majorité contre l’occupation de l’Irak. Cela a eu lieu à plusieurs reprises dans les années 70 et 80 : Israël a été condamné plusieurs fois, malgré l’opposition des États-Unis, parce que ceux-ci étaient en minorité.
Lula a répondu qu’il y a une grande différence entre ce qu’on souhaite faire et ce qu’on peut faire. Tout cela pour dire que nos propositions étaient bien sympathiques mais qu’il ne voyait pas comment les réaliser. Il a justifié clairement sa politique favorable aux fonds de retraite privés. Il n’a pas pris d’engagement sur la question de la dette. Sur la question du commerce, il a répété qu’il voulait effectivement limiter la déréglementation et limiter la portée de l’Accord général sur le commerce des services. En ce qui concerne l’Irak, il a rappelé que, en tant que pays, il s’était clairement opposé à la guerre contre l’Irak. Mais il n’est pas allé plus loin : il n’a pas dit qu’il allait prendre une initiative concernant l’Assemblée de l’ONU.
Voilà un résumé de ce contact. J’en tire comme conclusion que l’espoir énorme non seulement d’une grande partie des Brésiliens, mais bien au-delà, dans le reste de l’Amérique latine et dans le monde, de voir un gouvernement progressiste appliquer une orientation qui tourne le dos au néo-libéralisme, cet espoir est manifestement en train d’être fortement déçu. Et autant le dire tout de suite. Sinon, plus dure sera la chute si on se berce d’illusions sur les orientations réelles du gouvernement Lula. Ce qui ressort de la situation des derniers mois en Amérique latine, c’est que, de manière très claire, dans plusieurs pays, les gens ont voté sur des programmes de gauche. Je pense à Evo Morales en Bolivie, qui a emporté un grand succès électoral mais qui n’a pas été élu président. Je pense à Lucio Gutierrez, soutenu par le mouvement indigène, PachaKutik et la CONAIE en Équateur, qui a été élu sur un programme progressiste. Je pense à Lula. Dans les deux derniers cas, ceux de Lula et Gutierrez, ils ont été élus présidents mais se sont empressés de faire des concessions aux marchés financiers et de réaliser la continuité du programme néo-libéral des prédécesseurs qu’ils condamnaient dans leur campagne électorale. Dans le cas de Gutierrez, c’est plus grave encore parce qu’il s’est présenté clairement comme le meilleur ami de Bush dans la région et le grand ami du président colombien, tandis qu’il a affiché des distances très nettes à l’égard du président Chavez du Venezuela. Tout cela ne reflète pas le vote à gauche des populations [4].
Cela montre qu’il y a un enjeu important pour les mouvements sociaux : la nécessité de maintenir leur indépendance par rapport aux gouvernements. Ce n’est pas parce que des partis qui, en principe, devraient représenter le programme des mouvements sociaux, arrivent au pouvoir, que les mouvements sociaux doivent mettre de l’eau dans leur vin, abandonner leur radicalité et passer à l’attentisme pour “ ne pas mettre des bâtons dans les roues des amis politiques au gouvernement ”. Au contraire, il faut augmenter la pression sur de tels gouvernements pour qu’ils adoptent un comportement conforme à ce qu’ils ont annoncé et qui leur a permis de recevoir les suffrages populaires.
Genève, le 3 juin 2003
Notes :
[1] Pour les échos de cette rencontre entre le président Lugo, son gouvernement et Éric Toussaint, voir la traduction en français d’articles parus dans la presse paraguayenne de droite en décembre 2008, voir aussi : http://www.cadtm.org/Le-Belge-qui-s-est-reuni-avec-le ; http://www.cadtm.org/Paraguay-Le-pays-sera-touche-par ; http://www.cadtm.org/Le-Paraguay-devrait-accelerer-les
[2] Au moment de la signature du traité d’Itaipu en 1973, le Paraguay subissait la dictature du général Stroessner au pouvoir de 1954 à 1989, tandis que le Brésil était alors dirigé par la dictature de Garrastazú Medici (1969-1974).
[3] Hugo Ruiz Diaz Balbuena et Éric Toussaint, « L’audit de la dette : un instrument dont les mouvements sociaux devraient se saisir », publié le 9 juillet 2004, https://www.cadtm.org/L-audit-de-la-dette-un-instrument-dont-les-mouvements-sociaux-devraient-se Hugo Ruiz Diaz Balbuena est docteur en droit et a été responsable du département Droit du CADTM jusque 2005. A partir de 2008 et jusqu’au coup institutionnel qui a renversé le président Fernando Lugo en juin 2012, il a été un de ses proches conseillers. Voir aussi : Hugo Ruiz Diaz Balbuena, « La décision souveraine de déclarer la nullité de la dette » https://www.cadtm.org/La-decision-souveraine-de-declarer,3658 publié le 8 septembre 2008
[4] Lucio Gutierrez a dû démissionner en 2005 suite à une rébellion populaire mobilisant principalement les couches urbaines et la jeunesse dégoutées par sa politique antisociale.