Bientôt un vaccin contre la «maladie hollandaise»?

Quistnix – CC BY 1.0; https://commons.wikimedia.org/w/index.php?curid=132873

La maladie hollandaise ! Cette histoire commence en 1959 à Slochteren, dans la province de Groningue au nord des Pays-Bas, avec la découverte du plus grand gisement de gaz naturel d’Europe occidentale, l’un des plus importants au monde.

Vous venez de vous asseoir devant votre nouveau bureau. Vous caressez le velours rouge des accoudoirs, vous fermez les yeux. Il y a un an, tout cela paraissait si lointain, dans ce petit État pétrolier d’un continent défavorisé. Le dictateur semblait solidement en place, mais vers la fin de l’année, plusieurs peuples voisins se sont soulevés et la révolte a fait tache d’huile. Très tôt, vous vous êtes impliqué-e dans la mobilisation. Le dictateur a fui après plusieurs massacres, le soutien de quelques ministres d’Europe occidentale qui passaient volontiers leurs vacances dans l’une de ses villas n’a pas suffi. Le mouvement populaire a reçu le soutien d’une partie de l’armée, et au cours des discussions entre mouvements sociaux et responsables militaires acquis à la cause que vous défendiez, votre nom a émergé. Laborieux au début, le processus électoral a finalement été mené à bien. Vous avez été élu-e hier avec une majorité plutôt confortable, vous venez de vous installer au palais présidentiel. Vous avez l’impression qu’Emmanuel Macron va vous tutoyer mais, au bout du compte, il ne vous aidera pas. Vous savez que Donald Trump va vous secouer la main comme un prunier, mais vous ferez front. Vous pensez avoir les cartes en main.

Vous savez que d’autres gouvernements progressistes sont déjà parvenus au pouvoir, mais les expériences n’ont pas toutes été concluantes, loin de là. Vous n’ignorez pas que la partie est compliquée. Vous ne manquez pas d’opposants : à l’intérieur du pays, les grands médias privés tirent à boulets rouges sur votre mouvement, de grandes sociétés étrangères et les capitalistes locaux ont profité des privatisations réalisées par votre prédécesseur, les plus hauts revenus sont inquiets pour leur fortune ; à l’extérieur, les grandes puissances ne lisent pas d’un bon œil vos déclarations sur un projet de développement endogène, le FMI et la Banque mondiale, au service des grands créanciers, veulent que le nouveau régime reconnaisse la dette contractée par la dictature aujourd’hui renversée. Ils veulent également que vous imposiez de nouvelles mesures d’ajustement structurel afin de réduire le déficit budgétaire et rembourser la dette. Mais vous avez la confiance de votre peuple et vous ne voulez pas le décevoir. Une expression prononcée par un ami économiste, auquel vous avez confié le portefeuille des Finances, a retenu votre attention : « Pourvu qu’on ne soit pas victime de la maladie hollandaise ! »

La maladie hollandaise ! Cette histoire commence en 1959 à Slochteren, dans la province de Groningue au nord des Pays-Bas, avec la découverte du plus grand gisement de gaz naturel d’Europe occidentale, l’un des plus importants au monde : 2 820 milliards de mètres-cubes. Dans les années qui suivent, les autorités néerlandaises incitent particuliers et entreprises à se tourner vers le gaz naturel. Les mines de charbon sont fermées. En 1965, le premier contrat de vente du gaz de Groningue à l’étranger est signé avec l’entreprise allemande Ruhrgas, portant sur plus de trois milliards de mètres-cubes par an, soit environ la consommation annuelle de la Suisse actuellement. Les exportations se développent rapidement vers les pays voisins. Les devises affluent, les perspectives sont florissantes.

Sauf que la réalité est moins rose. Car suite à cet accroissement rapide des exportations, la monnaie néerlandaise, le florin, s’apprécie nettement par rapport aux autres devises. De ce fait, les exportations des autres secteurs deviennent moins compétitives sur les marchés étrangers, ce qui provoque une forte contraction du secteur industriel. Le secteur du gaz – avec ceux qui y sont liés dans un premier temps, comme la construction des infrastructures nécessaires – tend à aspirer la plupart des investissements alors que les autres secteurs ralentissent nettement. De plus en plus, les recettes d’exportation servent à financer des importations de biens et de services que l’appareil productif du pays ne peut plus fournir à prix compétitif. En somme, l’économie devient dépendante de sa principale ressource d’exportation. Voilà pourquoi, au milieu des années 1970, La Haye éprouve des difficultés économiques majeures, alors même que la production de gaz naturel atteint son maximum : 81,7 milliards de mètres-cubes en 1976 [1], avant de se stabiliser entre 60 et 70 milliards de mètres-cubes après 1982. Le 26 novembre 1977, The Economist titre sur ce qu’il appelle « the Dutch disease ». La maladie hollandaise est née.

Pourtant, le phénomène a vu le jour bien avant les années 1960. Déjà au seizième siècle, l’Espagne, grâce au pillage du Nouveau monde, a profité de l’arrivée massive d’or et de métaux précieux en provenance des Amériques. Mais, en quelques décennies, son secteur manufacturier a reculé et une période de déclin économique a commencé. Il en fut de même pour l’Australie au dix-neuvième siècle, au moment de la ruée vers l’or. Plus récemment, le Nigeria, l’Algérie, le Venezuela ou le Mexique, tous fortement dépendants de la rente pétrolière, ont été concernés. Des menaces planent également sur des pays où un tel processus pourrait être engagé : au Nord, le Canada avec le pétrole de l’Alberta, ou la Russie ; au Sud, le Tchad et la Guinée équatoriale nouveaux exportateurs de pétrole, mais aussi le Paraguay avec le soja transgénique et la Bolivie avec le lithium…

Quand un pays en développement est touché par la maladie hollandaise, la croissance du PIB peut être très forte les premières années, mais les revenus enrichissent les sociétés transnationales du secteur, les capitalistes locaux qui se spécialisent notamment dans l’importation de biens de consommation acquis à l’étranger grâce aux matières premières exportées et une minorité de personnes proches du pouvoir, sans permettre de développer une industrie sur place. Par exemple, l’exploitation du pétrole tchadien a juste permis la création de quelques milliers d’emplois sur place (35 000 pendant la construction de l’oléoduc, environ 2 300 de manière permanente ensuite), mieux payés que dans les autres secteurs, ce qui a attiré les producteurs de coton, auparavant la première culture d’exportation : la culture du coton s’est trouvée marginalisée et toute l’économie locale a finalement été désorganisée, sans oublier les multiples dégâts environnementaux et les violations répétées des droits des populations qui vivent dans la zone. Certains pays comme l’Argentine et le Brésil, dotés d’industries à technologie avancée dans les années 1960-1970, ont connu une inquiétante régression due à une dépendance accrue à l’égard d’exportations de biens primaires (minerais, soja transgénique, viande…). Quand il s’agit d’un pays industrialisé, la croissance s’affaiblit rapidement dans les autres secteurs et l’économie peut entrer en récession. Dès que la ressource se raréfie ou que le cours sur les marchés mondiaux baisse si fortement que l’exploitation de la ressource n’est plus profitable, la situation se dégrade très vite. Il est donc urgent de trouver un vaccin innovant.

L’Algérie s’y est employée, mais au lieu d’investir dans l’économie productive en développant un modèle d’industrialisation novateur, le gouvernement a utilisé les recettes pétrolières et gazières pour rembourser de manière anticipée une très grande partie de la dette. La Norvège a elle aussi procédé à des choix très discutables avec ses revenus liés aux hydrocarbures : elle a abondé un fonds souverain afin de réaliser des investissements à l’étranger tout en limitant fortement les augmentations de salaires. Pour les populations, le bénéfice retiré est minime. Au contraire, les créanciers et les institutions financières privées y trouvent largement leur compte. Une autre voie s’impose, jetons-en les bases.

Si la maladie hollandaise parvient à provoquer autant de dégâts, c’est que les économies des pays concernés sont déjà fragilisées au préalable. La logique imposée au Sud par le FMI et la Banque mondiale depuis les années 1980, à travers les plans d’ajustement structurel, porte une lourde responsabilité : afin de récupérer les devises nécessaires au remboursement de la dette, érigé en priorité absolue, les pays surendettés ont été contraints d’ouvrir leur économie et d’éliminer toute forme de protection pour leurs secteurs vitaux, de mettre en concurrence déloyale leurs producteurs avec des sociétés transnationales, de réduire les surfaces consacrées aux cultures vivrières et de se spécialiser dans une monocultured’exportation. Après la crise de la dette du début des années 1980, tout ce processus a conduit à une puissante domination des peuples du Sud par les détenteurs de capitaux. Ce modèle de développement extractif basé sur l’exportation de biens primaires et l’importation d’aliments et de biens manufacturés a conduit à une impasse, avec des droits humains fondamentaux piétinés à grande échelle et un impact environnemental désastreux.

Face aux promoteurs de la mondialisation néolibérale, la seule alternative est une approche à long terme qui vise à diminuer la dépendance vis-à-vis des marchés financiers et des exportations/importations, à redistribuer la richesse de manière plus juste afin de réduire les inégalités, à mieux répartir la production de la richesse nationale, dans un cercle vertueux basé sur la satisfaction et la promotion de la demande intérieure, avec priorité accordée aux droits économiques, sociaux et culturels de toute la population, au détriment de la consommation de luxe frénétique des classes favorisées. Des programmes sociaux d’accès gratuit aux soins de santé, à l’éducation (du primaire à l’enseignement universitaire), à la culture doivent être mis en place. Cela a pour corollaire l’intégration régionale entre les pays dont les gouvernements partagent une même vision des changements structurels nécessaires (dans le domaine de la propriété, des droits sociaux, des droits des femmes, des droits des peuples originaires, des droits civils et politiques) en refusant la logique capitaliste, extractive et exportatrice.

La valeur ajoutée par la richesse naturelle concernée par le mal hollandais doit être créée sur place : le but n’est surtout pas d’exporter du pétrole brut pour importer de l’essence ou du kérosène à prix bien plus élevé. Dans le cas du pétrole, une entreprise publique doit permettre de le raffiner, de produire des dérivés et de le commercialiser sous ses différentes formes. L’ensemble du continent africain ne possède qu’une quarantaine de raffineries, souvent mal entretenues, qui bien sûr n’arrivent pas à satisfaire la demande régionale. Par exemple, au Nigeria, trois des quatre raffineries ont été réactivées en juillet 2015, mais ne fonctionnent pas au maximum de leurs capacités. Incité à tourner son économie vers l’exportation pour se procurer les devises nécessaires au remboursement de sa dette, le Nigeria tire 70% de ses revenus et environ 90% de ses ressources en devises des exportations de brut. Seulement 10% de sa production est raffinée dans le pays. L’économie nigériane est très fragile et dépendante du pétrole qui pourtant ne lui a pas permis de sortir le pays de la pauvreté.

Au-delà, il faut développer un secteur manufacturier afin d’instaurer un modèle d’industrialisation par substitution d’importation, pour diminuer le nombre de produits importés, notamment finis et semi-finis, et de gérer sur place leur fabrication. Le gouvernement doit opter radicalement pour la souveraineté alimentaire du pays en soutenant la production vivrière locale. Le financement de telles filières doit être assuré par les ressources d’exportation, mais aussi par la création au niveau régional d’un organisme public multilatéral qui pourrait financer de telles démarches, une sorte de « Banque du Sud » qui permettrait aux pays signataires de mutualiser de tels investissements [2]. En contrepartie, ils pourraient bénéficier des biens et services des autres pays impliqués à un tarif inférieur aux cours mondiaux. Le président vénézuélien Hugo Chavez avait lancé l’initiative Petrocaribe, grâce à laquelle le Venezuela consentait un rabais conséquent (de l’ordre de 20%) sur la vente de pétrole à des pays de la Caraïbe alors qu’il le vendait au prix fort aux États-Unis. Des accords de troc (par exemple, du pétrole contre le service de personnel de santé) étaient également recherchés, notamment avec Cuba, pour réduire l’exposition financière. Mais avec la chute du prix du pétrole à partir de 2015, le gouvernement vénézuélien, confronté à une forte baisse de ses revenus, a dû mettre fin au programme Petrocaribe. On le voit, il a été incapable de se libérer de cette maladie hollandaise, ce qui est riche d’enseignements : il faut donc redoubler d’efforts pour opérer une réelle transformation du modèle de développement pour se libérer de la dépendance totale à l’égard des matières premières, et non essayer de trouver une voie progressiste au sein du modèle capitaliste.

Une Banque du Sud bien timide a vu le jour à l’initiative de l’Argentine, de la Bolivie, du Brésil, de l’Équateur, du Paraguay, de l’Uruguay et du Venezuela. Elle aurait pu financer la connexion des réseaux ferroviaires de ces pays en relançant l’industrie de production de tout le matériel nécessaire à des chemins de fer de qualité, tout en modernisant les réseaux nationaux existants. Elle aurait pu aussi financer le développement d’une industrie pharmaceutique régionale afin de produire des médicaments génériques et promouvoir les plantes médicinales traditionnelles. La création d’une monnaie commune à ces pays aurait pu constituer un objectif. Mais les dirigeants brésiliens et argentins, liés aux intérêts des capitalistes du Nord et du Sud, ont saboté la structure en interne.

Afin de réduire la dépendance aux marchés financiers, qui rend le pays plus vulnérable à une éventuelle surévaluation de sa monnaie, il faut là aussi prendre une série de mesures audacieuses : réaliser un audit de la dette publique afin d’en déterminer la part odieuse ou illégitime, en vue de sa répudiation imposée aux créanciers sur la base des textes juridiques internationaux ; en attendant, déclarer un moratoire sur le remboursement de cette dette sans pénalités de retard ; abandonner les politiques d’ajustement structurel ; quitter définitivement le FMI, la Banque mondiale et l’OMC, et inciter les autres pays partenaires à faire de même ; demander en justice l’expropriation des biens mal acquis par les régimes dictatoriaux précédents et leur rétrocession à l’État ; réinstaurer un contrôle sur les mouvements de capitaux ; taxer fortement les bénéfices des entreprises transnationales installées dans le pays et les patrimoines des grosses fortunes ; nationaliser le secteur bancaire et le secteur pétrolier.

Pour réussir, vous savez qu’il faudra affronter tous ceux qui profitent du système actuel et ils sont puissants. Mais vous savez que la grande majorité de votre peuple vous soutiendra car vous êtes juste le fer de lance d’un combat qui est le sien. Vous avez en main les ingrédients du vaccin contre la maladie hollandaise. Certains ont eu le prix Nobel pour moins que cela… Vous ouvrez les yeux en souriant : celui d’économie ou celui de médecine ? Puis vous vous mettez à rire de vous-même car vous savez que le Nobel n’est jamais attribué à des révolutionnaires. Vous n’avez donc aucune chance de le recevoir.

Eric Toussaint

Damien Millet

 

 

Notes

[1BP, Statistical Review of World Energy 2002.

[2Voir Éric Toussaint, Banque du Sud et nouvelle crise internationale, CADTM-Syllepse-CADTM, 2008. Disponible sur commande ici



Articles Par : Eric Toussaint et Damien Millet

A propos :

Eric Toussaint docteur en sciences politiques des universités de Liège et de Paris VIII, porte-parole du CADTM international et membre du Conseil scientifique d’ATTAC France. Il est l’auteur des livres, Capitulation entre adultes : Grèce 2015, une alternative était possible, Syllepse, 2000, Le Système Dette. Histoire des dettes souveraines et de leur répudiation, Les liens qui libèrent, 2017 ; Bancocratie, ADEN, Bruxelles, 2014 ; Procès d’un homme exemplaire, Éditions Al Dante, Marseille, 2013 ; Un coup d’œil dans le rétroviseur. L’idéologie néolibérale des origines jusqu’à aujourd’hui, Le Cerisier, Mons, 2010. Il est coauteur avec Damien Millet des livres AAA, Audit, Annulation, Autre politique, Le Seuil, Paris, 2012 ; La dette ou la vie, Aden/CADTM, Bruxelles, 2011. Ce dernier livre a reçu le Prix du livre politique octroyé par la Foire du livre politique de Liège. Il a coordonné les travaux de la Commission pour la Vérité sur la dette publique de la Grèce créée le 4 avril 2015 par la présidente du Parlement grec. Cette commission a fonctionné sous les auspices du parlement entre avril et octobre 2015.

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