Belgique en face du miroir: la question de la restitution des biens culturels africains

Quelques semaines avant la réouverture du Musée royal d’Afrique centrale de Tervuren (ndlr : Le musée a rouvert ses portes ce samedi 8 décembre 2018), des mobilisations sont organisées en vue d’une restitution des objets pillés durant l’époque coloniale et consacrés œuvres d’art dans les musées d’Europe. Les discussions portent aussi bien sur des objets, des archives que sur des restes humains.

La capitale nigériane Abuja accueillait en 1993 une grande conférence panafricaine pour la réparation. Cette rencontre a abouti à une proclamation qui place la question de la restitution des biens culturels pillés durant la période coloniale dans le cadre des « dettes morales et matérielles dues aux peuples africains ». La question de la restitution apparaît comme un enjeu crucial dans la question plus vaste des réparations en visant le « versement intégral d’indemnités sous la forme de transfert de capitaux et d’annulation de la dette, le retour des biens spoliés et des trésors traditionnels » [1].

La question de la restitution apparaît comme un enjeu crucial dans la question plus vaste des réparations

Au printemps dernier, le journaliste d’investigation Michel Bouffioux révélait dans Paris Match la présence de 300 crânes, ossements et fœtus à l’Institut royal des sciences naturelles de Belgique, au sein même de l’ULB. Ces crânes provenant principalement du Congo ont été acquis à travers les crimes commis par le militaire belge Émile Storms. Une statue de ce personnage peu glorieux de l’histoire belge se trouve square de Meeus, près de la place du Luxembourg. Parmi ces crânes donc, celui du chef Lusinga, rapporté en Belgique en 1884 comme trophée et toujours pas rendu au Congo [2]. Selon Martin Van Der Elst, chercheur au Laboratoire d’Anthropologie Prospective de l’UCL, la détention de ces œuvres et restes humains, acquis suite à des crimes coloniaux par la Belgique et en connaissance de cause par les institutions scientifiques, peut être qualifiée de recel.

Comme l’écrit Christophe Marchand, avocat spécialisé en droit pénal et en droit international, à propos des biens africains entreposés dans les musés belges, celui qui s’abstient d’agir (au sens de l’article 66 du code pénal belge) se rend complice d’une infraction. Des plaintes pourraient être déposées et être suivies d’effets. Cependant, au-delà des questions juridiques, l’enjeu est plus large. Comme l’écrit Achille Mbembe « Pour qu’elle soit authentique, toute restitution doit se faire sur la base d’une reconnaissance équivalente de la gravité du préjudice subi et des torts infligés. Il n’y a strictement rien à restituer (ou à rendre) là où l’on estime que l’on n’a causé aucun tort ; que l’on n’a rien pris qui exigeait quelque permission que ce soit [3]. »

Tout changer pour ne rien changer

Pour qu’elle soit authentique, toute restitution doit se faire sur la base d’une reconnaissance équivalente de la gravité du préjudice subi et des torts infligés – Achille Mbembe

L’histoire très contestée du musée de Tervuren semble être balayée en grande partie à coups de communication et en faisant participer des jeunes afro-descendants au processus de rénovation et de la réouverture. Comme l’écrit Anne Wetsi Mpoma : « Les mots décolonisation et inclusion ont remplacé les mots diversité et multiculturalisme » [4]. Alors que la décolonisation est proclamée à chaque occasion, décolonisation des esprits, des arts, des savoirs, … bien peu de changements sont effectués sur le contenu même du musée, ou seulement à la marge. Les demandes et revendications des représentants de la diaspora ont progressivement été écartées, pour cause de revendications jugées « trop radicales ». Autre prétexte pour mettre de côté des personnes qui dialoguaient avec le musée depuis plus de 10 ans, il conviendrait d’écouter les Congolais habitant au Congo, comme si les avis des experts de la diaspora étaient hors-sol et inappropriés.

Dans une carte blanche publiée le 25 septembre 2018 dans le journal Le Soir [5], une trentaine de personnes majoritairement des diasporas africaines et issues des mondes artistique, universitaire et associatif, dénonçaient l’attitude des autorités belges, une « Belgique à la traîne sur la restitution des trésors coloniaux », surtout en rapport avec les derniers développements en France, en Allemagne et au Canada… Si le gouvernement, par la voix de Didier Reynders et d’Alexandre de Croo, se dit ouvert aux discussions, les actes concrets se font attendre. Le collectif demandait notamment que le gouvernement sorte de la propriété de l’État des biens dont on sait qu’ils ont été acquis par les pillages, le vol et le meurtre, en commençant par la collection Storms ; que la justice soit rendue et que des réparations notamment financières soit garanties ; que des excuses officielles soient prononcées par les plus hautes instances de l’État belge. Pendant quelques jours la thématique des restitutions des biens africains était couverte par les médias généralistes. Ce fut l’occasion de donner à voir et à lire des débats dits contradictoires bien peu constructifs et où les commentaires paternalistes et racistes fusaient. Les tenants de l’ordre se voient bousculés et entendent mener les débats comme ils le souhaitent, c’est-à-dire entre eux.

Les demandes et revendications des représentants de la diaspora ont progressivement été écartées, pour cause de revendications jugées trop radicales

Le Parlement bruxellois et l’asbl Bamko Cran organisaient le 16 octobre 2018 une journée de débats intitulée « Restitution des biens culturels africains » : question morale ou juridique ? Parmi les conclusions : l’annonce de la constitution d’un groupe d’experts, de même qu’une résolution, qui devrait ensuite être partagée avec les autres Parlements du pays. Il s’agira de proposer des amendements à la loi, pour se diriger ensuite vers des restitutions concrètes.

Tout comme dans la question des réparations, les actes de l’État belge seront scrutés afin de ne pas se faire avoir par des mécanismes complexes qui masqueraient une fausse réparation telle que ce fut le cas pour le traité d’amitié entre la Libye et l’Italie en 2008. Il prévoyait un dédommagement de l’Italie envers la Libye pour la période coloniale. Cependant, il est regrettable que ce geste de l’Italie ait été guidé par des intérêts économiques et politiques. Des excuses assorties de réparations sous formes d’investissements « liés », d’obtention de contrats, de contrôle de ressources naturelles et de conditionnalités comme le contrôle des flux migratoires…, revient à imposer et faire perdurer un rapport de domination néocoloniale.

Robin Delobel

Article publié dans le journal antiproductiviste Kairos, n°37, de novembre 2018

Notes :

[1Politique de la restitution : reclaiming Lusinga !, Martin Vander Elst, 3 octobre, http://www.bepax.org/publications/analyses/politique-de-la-restitution-reclaiming-lusinga,0000986.html

[2Enquête de Michel Bouffioux, publiée en deux volets sur le site ParisMatch.be, les 24 et 25 mai 2018 http://www.michelbouffioux.be/2018/05/lusinga.et-300-autres-cranes-d-africains-conserves-a-bruxelles.html

[3À propos de la restitution des artefacts africains conservés dans les musées d’Occident, Achile Mbembe, sur https://aoc.media/analyse/2018/10/05/a-propos-de-restitution-artefacts-africains-conserves-musees-doccident/

[4Anne Wetsi Mpoma, Quand le temple dédié à la colonisation belge fait peau neuve, hiver 2017, https://docs.wixstatic.com/ugd/3d95e3_86cdb150e1844154bc756110001487f6.pdf dans dossier Musées coloniaux https://www.bamko.org/post-colonial

[5Carte blanche : La Belgique est à la traîne sur la restitution des trésors coloniaux, 25 septembre 2018

 

 

Robin Delobel : Permanent au CADTM Belgique



Articles Par : Robin Delobel

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