À Gênes (1922), les contre-propositions soviétiques face aux impositions des puissances créancières
Partie 10 du feuilleton : Centenaire de la révolution russe et de la répudiation des dettes

Le 20 avril 1922, Tchitcherine communiqua la réponse soviétique aux propositions occidentales divulguées le 15 avril.
La réponse indiquait que :
« La Délégation russe reste d’avis que la situation économique actuelle de la Russie et les circonstances qui l’ont amenée justifient amplement, pour la Russie, sa libération totale de toutes ses obligations citées dans les propositions susmentionnées, par suite de la reconnaissance de ses contre-réclamations. » |1|
Malgré son désaccord avec les exigences exorbitantes des puissances occidentales, la délégation russe se disait cependant prête à faire des concessions concernant la dette contractée par le tsar avant l’entrée en guerre le 1er août 1914. Elle avançait toute une série de propositions.
Elle s’engageait, en cas d’accord, à commencer le paiement de la dette trente ans plus tard :
« La reprise des versements découlant des engagements financiers acceptés par le Gouvernement de Russie (…), y compris le paiement des intérêts, commencera après une période de 30 ans écoulés à dater du jour de la signature du présent accord. » |2|
La délégation russe disait qu’elle ne signerait un accord avec les autres gouvernements que si ceux-ci reconnaissaient pleinement le gouvernement soviétique et si des crédits d’État à État étaient accordés par ceux-ci, non pas pour l’aider à rembourser sa dette mais pour lui permettre de reconstruire son économie. Concrètement, cela signifiait que le gouvernement soviétique demandait d’abord à recevoir de l’argent frais de manière à relancer l’économie du pays, ce qui permettrait après un délai de trente ans de commencer le remboursement d’une partie de la dette contractée par le régime tsariste avant le 1er août 1914.
Les contre propositions occidentales sur la dette russe
Le 2 mai 1922, les puissances invitantes firent de nouvelles propositions à la délégation russe mais, bien que sur certains points elles faisaient de petites concessions (notamment en proposant un délai de 5 ans avant la reprise du paiement de la dette), elles introduisirent de nouvelles conditions inacceptables notamment sur le plan politique. La Clause 1 précisait que « toutes les Nations devraient s’engager à s’abstenir de toute propagande subversive de l’ordre et du système politique établis dans d’autres pays, le Gouvernement Soviétique russe n’interviendra en aucune manière dans les affaires intérieures et s’abstiendra de tout acte susceptible de troubler le statu quo territorial et politique dans d’autres États. »
Cela signifiait notamment que le gouvernement soviétique devait renoncer à appeler les peuples coloniaux à faire respecter leur droit à l’autodétermination. Concrètement, il aurait à s’interdire de soutenir l’indépendance des colonies comme l’Inde, les colonies africaines des différents empires, en particulier les empires britannique et français. Il aurait fallu aussi que le gouvernement soviétique n’apporte plus son soutien à des grèves et à d’autres formes de luttes dans les autres pays.
La Clause 1 ajoutait : « Il supprimera également sur son territoire toute tentative d’aider des mouvements révolutionnaires dans d’autres États. » |3| Pratiquement cela signifiait ne plus apporter son soutien à l’Internationale communiste (connue également comme la Troisième Internationale) qui avait été créée en 1919 et avait son siège à Moscou.
En matière de dette, la clause 2 réaffirmait la position des puissances occidentales : « le Gouvernement Soviétique russe reconnaît toutes les dettes et obligations publiques, qui ont été contractées ou garanties par le Gouvernement Impérial Russe ou par le Gouvernement provisoire russe ou par lui-même vis-à-vis des Puissances étrangères. »
Le point 2 de la clause 2 refusait la demande soviétique qui consistait à faire valoir son droit à des indemnités pour les pertes matérielles et humaines causées à la Russie par l’agression à laquelle les puissances étrangères s’étaient livrées pendant et après la révolution. Le texte disait : « Les Alliés ne peuvent pas admettre la responsabilité invoquée contre eux par le Gouvernement Soviétique russe, pour les pertes et dommages subis pendant la révolution en Russie depuis la guerre ».
La clause 6 exigeait la mise en place d’une commission arbitrale internationale dans laquelle la Russie serait minoritaire « Cette Commission sera composée d’un membre nommé par le Gouvernement Soviétique russe, d’un membre nommé par les porteurs étrangers, de deux membres et d’un Président, lesquels seront nommés par le Président de la Cour Suprême des États-Unis ou, à son défaut, par le Conseil de la Société des Nations ou le Président de la Cour Permanente Internationale de Justice de La Haye. Cette Commission décidera toutes questions concernant une remise d’intérêts ainsi que les modes de paiement du capital et des intérêts, en tenant compte de la situation économique et financière de la Russie. »
En résumé, les puissances invitantes remplaçaient la commission de la dette russe proposée par eux le 15 avril par une commission arbitrale disposant de pouvoirs très étendus et dans laquelle la Russie serait minoritaire.
La réponse soviétique réaffirme le droit à la répudiation des dettes
- Gueorgui Vassilievitch Tchitcherine en 1925.
Le 11 mai 1922, la délégation soviétique communiqua une réponse qui allait entériner l’échec des négociations de Gênes et qui réaffirmait avec force le droit à la répudiation des dettes.
Tchitcherine affirma que « plus d’un parmi les États présents à la Conférence de Gênes a répudié dans le passé des dettes et des obligations contractées par lui, plus d’un État a confisqué et séquestré des biens de ressortissants étrangers ou de ses propres ressortissants sans que pour cela ils aient été l’objet de l’ostracisme appliqué à la Russie des Soviets. »
Tchitcherine souligne qu’un changement de régime par la voie d’une révolution entraîne la rupture des obligations prises par le régime antérieur. « Il n’appartient pas à la Délégation Russe de légitimer ce grand acte du peuple russe devant une assemblée de puissances dont beaucoup comptent dans leur histoire plus d’une révolution ; mais la Délégation russe est obligée de rappeler ce principe de droit que les révolutions, qui sont une rupture violente avec le passé apportent avec elles de nouveaux rapports juridiques dans les relations extérieures et intérieures des États.
Les gouvernements et les régimes sortis de la révolution ne sont pas tenus à respecter les obligations des gouvernements déchus. »
La souveraineté des peuples n’est pas liée par les traités des tyrans
Tchitcherine poursuit :
« La Convention française, dont la France se réclame comme son héritière légitime, a proclamé le 22 septembre 1792 que la « souveraineté des peuples n’est pas liée par les traités des tyrans ». Se conformant à cette déclaration, la France révolutionnaire non seulement a déchiré les traités politiques de l’ancien régime avec l’étranger, mais encore a répudié sa dette d’État. Elle n’a consenti à en payer, et cela pour des motifs d’opportunité politique, qu’un tiers. C’est le « tiers consolidé », dont les intérêts n’ont commencé à être régulièrement versés qu’au début du XIX siècle. Cette pratique, érigée en doctrine par des hommes de loi éminents, a été suivie presque constamment par les gouvernements issus d’une révolution ou d’une guerre de libération. Les États-Unis ont répudié les traités de leurs prédécesseurs, l’Angleterre et l’Espagne. » |4|
Tchitcherine, sur la base de précédents historiques soutient que la Russie soviétique avait le droit de procéder à des nationalisations de biens étrangers sur son territoire :
« D’autre part les gouvernements des États vainqueurs, pendant la guerre et surtout lors de la conclusion des traités de paix, n’ont pas hésité à saisir les biens des ressortissants des États vaincus situés sur leur territoire et même sur les territoires étrangers.
Conformément aux précédents, la Russie ne peut pas être obligée d’assumer une responsabilité quelconque vis-à-vis des puissances étrangères et de leurs ressortissants pour l’annulation des dettes publiques et pour la nationalisation des biens privés. »
Face à la demande d’indemnités avancées par les puissances occidentales, Tchitcherine rétorque :
« Autre question de droit : le Gouvernement russe est-il responsable des dommages causés aux biens, droits et intérêts des ressortissants étrangers du fait de la guerre civile, en dehors de ceux qui leur ont été causés par les actes mêmes de ce Gouvernement, c’est-à-dire de l’annulation des dettes et de la nationalisation des biens ? Ici encore la doctrine juridique est toute en faveur du Gouvernement russe. La révolution, de même que tous les grands mouvements populaires, étant assimilée aux forces majeures, ne confère à ceux qui en ont souffert aucun titre à l’indemnisation. Quand les citoyens étrangers, appuyés par leurs gouvernements, demandèrent au gouvernement du tsar le remboursement des pertes qui leur avaient été causées par les événements révolutionnaires de 1905-1906, ce dernier repoussa leurs demandes en motivant son refus par la considération que, n’ayant pas accordé de dommages-intérêts à ses propres sujets pour des faits analogues, il ne pouvait pas placer les étrangers dans une position privilégiée. »
Tchitcherine conclut cette partie de son argumentation par :
« Ainsi donc au point de vue du droit la Russie n’est nullement tenue à payer les dettes du passé, à restituer les biens ou à indemniser leurs anciens propriétaires, non plus qu’à payer des indemnités pour les autres dommages subis par les ressortissants étrangers soit du fait de la législation que la Russie dans l’exercice de sa souveraineté s’est dotée, soit du fait des événements révolutionnaires. »
Ensuite le responsable de la délégation soviétique réaffirme la disposition de la Russie soviétique à faire des concessions de manière volontaire afin de tenter d’arriver à un accord.
« Pourtant, dans un esprit de conciliation et pour arriver à une entente avec toutes les puissances, la Russie a accepté » de reconnaître une partie de la dette.
Tchitcherine montre sa maîtrise des jurisprudences en affirmant
« La pratique et la doctrine sont d’accord pour imposer la responsabilité des dommages causés par l’intervention et le blocus aux gouvernements qui en sont les auteurs.
Pour ne pas citer d’autres cas, nous nous contenterons de rappeler la décision de la Cour Arbitrale de Genève du 14 septembre 1872 condamnant la Grande-Bretagne à payer aux États-Unis 15 millions de dollars pour les dommages causés à ces derniers par le corsaire Alabama City qui, dans la guerre civile entre les États du Nord et les États du Sud, avait aidé ces derniers.
L’intervention et le blocus des alliés et des neutres contre la Russie constituaient de la part de ces derniers des actes de guerre officiels. Les documents publiés à l’annexe II du premier Mémorandum russe prouvent avec évidence que les chefs des armées contre-révolutionnaires n’étaient tels qu’en apparence et que leurs véritables commandants étaient les généraux étrangers envoyés spécialement à cet effet par certaines puissances.
Ces puissances ont pris non seulement une part directe à la guerre civile, mais en sont les auteurs. »
Dans un document annexe fournit par la délégation soviétique, celle-ci développe le raisonnement suivant :
« Les dettes d’avant-guerre faites par la Russie à l’étranger sont plus que compensées par les dommages énormes et durables causés à notre richesse nationale par l’intervention, le blocus et la guerre civile, organisés par les Alliés. (…) Mais ce qui a été fait d’une main (emprunts d’avant-guerre) a été détruit de l’autre (interventions, blocus, guerre civile). C’est pourquoi la seule mesure équitable serait de considérer les dettes d’avant-guerre comme amorties par les dommages causés et d’ouvrir une ère nouvelle de relations financières. » |5|
Tchitcherine réaffirme que la Russie est prête à faire des concessions si on lui accorde des crédits réels :
« dans son désir d’obtenir un accord pratique, la Délégation russe, (…), est entrée dans la voie de plus amples concessions et s’est déclarée disposée à renoncer conditionnellement à ses contre-prétentions et à accepter les engagements des gouvernements déchus en échange d’une série de concessions de la part des puissances, dont la plus importante est la mise à la disposition du Gouvernement russe de crédits réels se montant à une somme préalablement déterminée. Malheureusement cet engagement des puissances n’a pas été tenu. »
Le responsable de la délégation soviétique rejette la prétention des puissances invitantes à réclamer de la Russie qu’elle rembourse les crédits octroyés au tsar et au gouvernement provisoire pour poursuivre une guerre que le peuple rejetait :
« De même le Mémorandum repose tout entière la question des dettes de guerre, dont l’annulation était une des conditions de la renonciation de la Russie à ses contre–prétentions ».
Concernant la volonté des puissances invitantes d’imposer à la Russie une commission internationale d’arbitrage, Tchitcherine répond que si cette commission est instituée : « La souveraineté de l’État russe devient le jeu du hasard. Elle peut être mise en échec par les décisions d’un tribunal arbitral mixte composé de quatre étrangers et un Russe qui décident en dernier lieu si les intérêts des étrangers doivent être restaurés, restitués ou indemnisés. »
Enfin Tchitcherine dénonce le fait que des puissances comme la France exigent bec et ongles que la Russie soviétique indemnise quelques capitalistes sans prendre en considération la masse de petits porteurs de titres russes que la Russie serait prête à indemniser :
« la Délégation russe constate que les États intéressés, en réservant toute leur sollicitude pour un groupe restreint de capitalistes étrangers et en faisant preuve d’une intransigeance doctrinaire inexplicable, ont sacrifié les intérêts (…) de la foule des petits porteurs d’emprunts russes et des petits propriétaires étrangers dont les biens ont été nationalisés ou séquestrés, et que le Gouvernement russe avait l’intention de comprendre parmi les réclamants dont il reconnaissait la justice et le bien-fondé. La Délégation russe ne peut s’empêcher d’exprimer sa surprise que des puissances comme la France, qui possède la majorité des petits porteurs d’emprunts russes, aient montré le plus d’insistance pour la restitution des biens, en subordonnant les intérêts des petits porteurs d’emprunts russes à ceux de quelques groupes exigeant la restitution des biens ».
Tchitcherine conclut sur la responsabilité des puissances invitantes dans l’échec de la négociation : il affirme que pour qu’un accord soit atteint il aurait fallu que
« les puissances étrangères ayant organisé l’intervention armée en Russie renoncent à parler à la Russie le langage d’un vainqueur avec un vaincu, la Russie n’ayant pas été vaincue. Le seul langage qui aurait pu aboutir à un accord commun était celui que tiennent l’un vis-à-vis de l’autre des États contractants sur un pied d’égalité. (…)
Les masses populaires de Russie ne sauraient accepter un accord dans lequel les concessions n’auraient pas leur contre-partie dans des avantages réels. »
Eric Toussaint
Partie 1 du feuilleton : Russie : La répudiation des dettes au cœur des révolutions de 1905 et de 1917
Partie 2 : De la Russie tsariste à la révolution de 1917 et à la répudiation des dettes
Partie 3 : La révolution russe, le droit des peuples à l’autodétermination et la répudiation des dettes
Partie 4 : La révolution russe, le droit des peuples à l’autodétermination et la répudiation des dettes
Partie 5 : La presse française à la solde du tsar
Partie 6 : Les titres russes ont eu une vie après la répudiation
Partie 7 : Le grand jeu diplomatique autour de la répudiation des dettes russes
Partie 8 : En 1922, nouvelle tentative de soumission des Soviets aux puissances créancières
Partie 9 : La contre attaque soviétique : le traité de Rapallo de 1922
Notes
|1| Op. Cit., p. 195.
|2| Op. Cit., p. 198.
|3| Op. Cit., p. 206.
|4| Op. Cit., p. 221-222
|5| Cité par Alexander N. SACK, Les réclamations diplomatiques contre les soviets (1918-1938), Revue de droit international et de législation comparée, note 152, p. 291. Pour la version en anglais, voir ici.